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C'est un peu démoralisant. La vie a été dure avec moi. Je suis un cabossé de la vie. Je ne sais ni lire ni écrire. Ce que vous lisez à cette heure, je l'ai dicté à un ami qui s'est contenté de faire l'habillage de ma prose. Je lui ai fait confiance. Entre lui et moi, il y a des liens très forts. Il n'a pas passé sa jeunesse comme moi, à baguenauder dans la campagne. Son vieux avait un boulot et pouvait lui acheter de quoi bouffer. Le mien, il était complètement ratatiné par l'alcool, incapable de rester plus d'une semaine chez un patron. Et le peu qu'il gagnait passait dans la bibine. Alors au lieu d'aller à l'école, je cherchais de quoi manger : pas plus d'occupations qu'un animal. Quand les baies cueillies dans les buissons étaient insuffisantes, que ma tête et mon estomac se gondolaient dans tous les sens à me rendre fou, je faisais la manche devant les grands magasins de la ville. Là, je mesurais, aux regards faussement charitables des passants, la profondeur de la déchéance dans laquelle je m'enfonçais. Pour manger, j'étais prêt à tout supporter.

 

Un jour, dans la rue où je quémandais quelques pièces, est passée une manifestation. C'étaient des infirmières qui réclamaient de la reconnaissance, de la considération, des sous et pas que des applaudissements. Autrefois, les curés de campagne organisaient des processions autour des champs pour réclamer à Dieu de la pluie et de bonnes récoltes. L'efficacité de ces pratiques était un peu aléatoire. Maintenant, ça ne se fait plus. Les curés sont remplacés par les délégués syndicaux. Les revendications restent alimentaires mais on ne sait plus à qui elles s'adressent. Quant aux résultats...! Un grand type qui se tenait sur le bord du défilé m'a regardé attentivement en passant près de moi. Il s'est approché, s'est baissé et a posé sa main sur mon épaule. Il était calme et son regard respirait la douceur. Derrière lui, je voyais tanguer une marée humaine qui hurlait ses slogans.

"Bonjour, me dit-il. Qui es-tu ?"

"Je suis un animal qu'on ne considère pas", que je lui ai répondu.

"Je vois dans ton corps beaucoup de fatigue mais dans tes yeux une drôle de lueur qui me parle."

"Je suis un animal au bord du trou qui a faim et peur de la façon avec laquelle tu le regardes parce qu'il n'a pas l'habitude d'être regardé comme ça."

"Je ne suis pas un équarrisseur, je suis soignant." Puis après un moment de silence, il reprit calmement : "Viens."

 

Il m'a trouvé un abri. Il m'a fait approcher de ma dignité et du plaisir d'avoir un corps. Je ne suis plus un animal : j'ai un ami. Parfois, je pense à mon père : j'aurais aimé que lui aussi trouve un ami.

Tag(s) : #Textes des auteurs
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