Je marchais l'autre jour sur un sentier peu fréquenté. Il me faisait traverser des paysages de montagnes aux sommets pointus, dégagés de toute forêt dans lesquelles aurait pu se cacher un hôte indésirable, un intrus prêt à gâcher mon plaisir de randonneur. Soleil, chaleur, légère petite brise et silence étourdissant que seul le vol des insectes et les cloches de troupeaux éloignés venaient colorer : le bonheur. Je marchais d'un bon pas, calme et serein, laissant mes pensées suivre leurs petits bonshommes de chemin. Mon corps et mon esprit cheminaient chacun à leur rythme, inspirés l'un par l'autre, mais libres de s'éloigner l'un de l'autre si l'envie leur en prenait. Et mon esprit ne s'en priva pas ; il prit ses ailes à son cou pour mettre quelques distances entre lui et ce corps meurtri par ce que d'aucuns appellent l'Amour et d'autres la Souffrance. Profitant du passage d'une abeille saoulée de nectar et ralentie par sa récolte de pollen, il partit à sa suite. De fleur en fleur, zigzagant au raz des herbes, s'élevant parfois avant de piquer tout droit, il finit par arriver aux abords de ruches dans lesquelles s'élaborait le fameux miel des montagnes. Il s'approcha de l'une d'elle dans l'espoir d'une dégustation lorsqu'il se fit interpeller : "Vous pouvez regarder où vous marcher ?" Mon esprit chercha autour de lui l'abeille soldat qui l'avait interrogé mais un tremblement de terre se fit sentir. "Oh, vous dormez espèce d'abruti ?".
La secousse fut telle que corps et esprit se réunifièrent brutalement. En une fraction de seconde, l'abeille soldat se transforma en armoire à glace humaine dont j'avais malencontreusement confondu les pieds avec les cailloux du chemin. Dans cette position, il faut un certain temps pour retrouver son équilibre et sa maîtrise de la situation. Mais celui qui m'interpellait m'aida grandement à réduire cette durée en me projetant sur le talus. Question équilibre, ce ne pouvait être mieux car je me retrouvais alors assis par terre. Quant à la maîtrise de la situation, une forme humaine me dominant à contrejour me laissait à penser que je n'avais pas la meilleure position. J'allais cependant me risquer à lui dire ma façon de penser sur son comportement lorsqu'il me tendit la main : "Aller, relevez-vous. Vous me faites pitié, les gens de la ville. Vous venez en montagne pour évacuer la fatigue, le manque de sommeil, la perte de vous-même et vous vous endormez en marchant. Restez dans vos villes. Laissez nos montagnes propres". "J'dormais pas. J'pensais à autre chose". Petit à petit, je retrouvais mon calme et mon assurance face à un animal sauvage. J’eus soudain l'impression d'avoir empiété sur une propriété privée.
"Vous pensiez à autre chose ? Mais alors ça vous sert à quoi de venir ici si vous ne prêtez pas attention aux paysages ? Regardez la nature, les fleurs, les insectes, écoutez les sons qui enivrent ! Ils sont là pour ça."
"Ben justement, mon esprit accompagnait les abeilles pour leur quémander un peu de douceur de miel. J'en ai besoin en ce moment. Vous n'avez jamais besoin de douceur ?"
"Je l'ai tout autour de moi, la douceur ; le miel en fait partie. Y en a pas de douceur en ville ?"
"Si, parfois. Moi, pour l'heure, je l'ai perdu de vue."
Je vis dans son regard, l'espace d'une demie seconde, un rayon de tendresse.
"Hum, je vois". Après un silence, il reprit :" L'homme est fait pour vivre seul. Les rencontres ne sont que des ersatz permettant de cacher ses propres faiblesses. Elles se finissent toujours mal."
"Pour nous deux, c'est plutôt le commencement qui a été dur !"
"Alors à plus forte raison."
"Vous vivez seul dans un chalet ? Vous êtes berger ?"
"Je ne suis pas berger et je ne vis pas seul puisque je vis avec la nature. Mais dans vos villes surpeuplées, vous ne pouvez pas comprendre ça."
"Ni femme ni enfants ?"
"Les enfants ça ne veut que des Game Boy et les femmes des sacs à main pour mettre leur miroir et leur téléphone."
"Vous aussi vous avez eu une expérience décevante ?"
"La seule bonne expérience est l'éloignement d'avec ses semblables pour éviter les compétitions. Et dorénavant regardez où vous mettez les pieds. Salut."
Il s'est déporté sur le talus pour me dépasser et continuer sa route sans autre forme de procès. Sa masse imposante a disparu derrière un rocher. Je suis resté seul au milieu du chemin, ne sachant quelle direction prendre ; misanthropie définitive ou recherche incessante de complicité ? C'est le souvenir de sensations ressenties lors d'une dégustation de vins qui remit de l'ordre dans ma tête : de telles saveurs se vivent et surtout se partagent. Il me fallait donc aller à la rencontre de l'autre pour les partager. J'ai repris ma route à la recherche de pétillantes douceurs.