Tout n’est que vacarme, foule et confusion. Il est 17h51. Au milieu de la gare bondée, il semble errer. Fait quelques pas de côté, se ravise, tourne sur lui-même, s'approche des gigantesques baies vitrées puis dévie sa course à nouveau. Pourtant ses yeux ne cherchent rien. Il sait pertinemment où il va. S'il a l'air d'hésiter, c'est juste l'habituelle chorégraphie mentale qui opère. C'est dans sa tête qu'il erre, et à bien y regarder, on dirait que ses pas dessinent le chemin de ses pensées. Il est arrivé en avance au rendez-vous. Il est toujours en avance. Sa démarche est aussi rigide que sa dégaine. Il doit se sentir à l'étroit dans son costume gris foncé. Il a la bouche sèche.
17h57. Il est l'heure maintenant. Il bifurque vers le quai numéro 3 et aplatit nerveusement sa veste sur sa poitrine avant de s'engager dans le grand escalier de béton. Machinalement, il compte les marches. Arrivé au sommet, il lui semble pouvoir respirer enfin, heureux de retrouver l'air libre et la lumière rougeoyante des soirs d’été.
A 18h01, il repense à leur dernier rendez-vous sur le quai de gare. Ses grands yeux rieurs et ses jolies pommettes, l'odeur de sa peau quand elle le serre contre elle et qu'il blottit son visage au creux de son cou.
A 18h02, Il regarde au loin, guette l'arrivée du train, la main en visière. Il se sent comme le héros d'un vieux film. Il retient son souffle.
A très exactement 18h03, il ne se passe rien.
Il se dit que le train est en retard, que le vent lui fait piquer les yeux et qu’il a envie d’une grande tasse de chocolat.
Il est 18h05 quand la main de son père se pose sur son épaule. La grosse main paternelle qui lui presse doucement l'épaule. "Viens, fils." Il se retourne et voit le visage las de son père. Son visage à lui n'affiche aucune expression alors que le vieil homme lui dit "Tu dois arrêter ça. Chaque année, c'est la même histoire. Ça fait douze ans que ta mère est morte, mon grand, et aucun train ne te la ramènera. Viens avec moi maintenant." Il voudrait répondre quelque chose mais déjà son père l'a pris par l'épaule et l'emmène vers le grand escalier.
Dans la voiture de papa qui le reconduit au centre, il regarde les arbres défiler sur le bord de la route. Sa mère est morte. Papa l'a dit et il s'en souvient maintenant. Sa main chasse une mouche imaginaire et il revoit le cercueil de maman descendre dans la terre. Les gens du village chuchotaient que ce grand fils attardé qui chassait les papillons la morve au nez à côté de la tombe fraîchement creusée ne survivrait jamais sans sa mère.
Les morts ne prennent pas le train, on dirait. Il lui semble pourtant qu’elle avait promis. C’est parfois difficile de se souvenir des choses, se dit-il. Si maman ne revient pas, je me ferai une tasse de chocolat tout seul. Je ne vais plus penser à maman désormais. Tant pis. C’était sa dernière chance et elle n’est pas venue.