Tout n'est que vacarme, foule et confusion. Perdue dans le tumulte de la gare, au beau milieu d'un flot continue de voyageurs qui vont et viennent, trainant leurs bagages tels des fourmis rejoignant leur fourmilière, elle cherche vainement à distinguer un visage, ce visage jamais rencontré auparavant, parmi des centaines de faciès masqués qui plus est.
La tâche est ardue pour ne pas dire impossible. La pression est si forte qu’elle en vient presque à la paralyser. Elle se demande si elle n'aurait pas malencontreusement croisé le regard de Méduse. Elle sent la panique la gagner doucement, aussi lentement mais sûrement qu'un wagon de montagne russe cherchant à en atteindre le sommet. Alors même qu’elle sent son corps se rigidifier, ses pensées, quant à elles, échappent à son esprit pour l'envahir totalement, dans un incontrôlable flot d'idées plus chaotiques les unes que les autres. Comment a-t-elle bien pu en arriver là ? Comment a-t-elle pu laisser les choses se dégrader jusqu'à une telle extrémité ? Dix ans déjà, dix longues années cauchemardesques où elle a laissé la violence rythmer son quotidien jusqu'à l'envahir totalement.
Elle se souvient parfaitement de cette fête de mariage comme si c'était hier. Elle a été instantanément attirée par Thibault. Physiquement pour commencer, mais pas seulement. Il avait ce petit accent du sud qu'elle trouve si charmant, et cette élégance naturelle, ce charisme serein qui caractérise certaines fortes personnalités. Thibault est de ces individus qui monopolisent toute l'attention à eux seuls, dont la présence en elle-même, envahit l'espace. Elle s'était alors sentie extrêmement flattée qu'un homme comme lui, de sept ans son aîné, occupant un poste important dans un renommé cabinet d'assurance, ayant manifestement tout pour lui, et n'ayant donc probablement aucune difficulté à trouver l'âme sœur, puisse s'intéresser à elle.
C’est ainsi qu'elle remonte le fil des événements qui l'ont conduite dans cette gare, ce matin du 18 septembre 2020.
Tout est allé si vite après cette première rencontre avec celui qui finirait par lui apporter tout à la fois le plus grand bonheur, mais aussi le plus grand des malheurs. Elle se rappelle précisément leur premier baiser, puis les premières sorties, leur première soirée romantique au restaurant, leur première nuit, le bonheur de se dire qu'on a fini par trouver l’âme sœur, cet immense soulagement, enfin, de ne plus être l'éternelle célibataire... Et puis la première gifle. Si brusque et soudaine qu'elle peut encore la sentir alors que dix années ont passé. Étrangement, elle réalise qu'elle a finit par ne plus garder qu'un vague souvenir de tous les coups qui ont suivi. Comme si l’avalanche de roustes et de brimades en tous genres avait fini par l anesthésier. Mais cette première gifle l a marquée au fer rouge. Et puis le temps a suivi sa course comme un cheval fou... Qu'a-t-elle bien pu faire de toutes ces années ? Elle s'est laissé porter par ce quotidien infernal, en faisant sa croix à porter sans jamais chercher à s'en délester, comme si elle méritait ce triste sort, comme si elle était réellement devenue une nulle, une minable, une moins que rien. Rien d'autre qu'une "connasse écervelée" comme le lui répétait sans cesse Thibaut.
Finalement, ce jeudi 18 septembre 2020, elle a la sensation de sortir d'une longue léthargie, un peu comme si elle se réveille enfin de plusieurs années de coma et qu'elle entrevoie la possibilité qu'une autre vie, meilleure, puisse l'attendre quelque part. A présent son seul et unique ticket de sortie réside dans cette rencontre un peu folle avec Laurent. Est-ce vraiment son prénom d’ailleurs ? Il n'est qu'un nom et une photo sur un écran mais leur épistolaire relation virtuelle a fini par la mener ici, sur ce quai de la gare de Lyon où ils sont censés se retrouver pour la première fois, en chair et en os, pour qu'il l'emmène loin, très loin de son bourreau de conjoint, là où il ne pourra plus l'atteindre. Laurent semblait la comprendre et compatir au point de trouver son supplice intolérable.
Mais la réalité est toute autre, elle sent bien qu'il ne viendra pas... Comment a-t-elle bien pu être assez stupide pour imaginer un seul instant que son salut puisse venir d'un homme ? Un autre homme certes, mais rien moins qu'un homme. Encore et toujours un homme...
Le départ du train en direction de Genève est imminent. Il est 6h24, le démarrage est prévu pour 6h38. La panique laisse place au désarroi, alors qu'elle regarde les passagers se précipiter dans leurs wagons, chacun d'entre eux cherchant leur place respective et s'installant finalement à la hâte, avant de se détendre quelque peu, enfin prêt à partir pour ce qui sera peut-être un beau voyage.
Pour Lucie le voyage s'achève ici. Terminus, tout le monde descend. Laurent n'aura été qu'un beau mirage. Est-il venu ? L'a-t-il également cherché en vain dans cette clameur parisienne ou bien l'a-t-il abandonnée comme elle s'abandonne elle-même ? Elle se sent défaillir, la tête lui tourne, ses jambes peinent à la porter, elle trouve un appui sur le mur le plus proche et s'y accroche comme si elle se trouvait à bord d'un bâteau prêt à chavirer.
C'était sa dernière chance et elle n'est pas venue.