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Le vent siffla à travers l'ouverture malgré le panneau de bois qui l'obstruait pour se protéger de l'hiver rigoureux. Au cœur de l'unique pièce, la bûche crépitait dans l'âtre sous la marmite. Les mains gelées enserrant le bol de potage brûlant et les yeux rivés sur les braises, Mahaut redoutait le moment où, le bois entièrement consumé, elle devrait se résigner à gagner sa couche. Elle mâcha lentement le pain dur imbibé de l'insipide bouillon. Il ne restait déjà presque rien de la miche de pain enroulée soigneusement dans un linge. Demain, espérait-elle, serait plus fructueux.

Fille d'artisan, elle avait pendant dix années été protégée de l'extrême pauvreté mais le décès de son père ayant succombé au mal ardent, l'avait contrainte à chercher refuge chez un proche. Gontran, un cousin éloigné sans femme ni enfant, l'avait prise sous son aile le temps de l'hiver. Dès que les neiges entravant les routes auraient fondu, il la mènerait au bourg le plus proche pour la placer comme lingère auprès d'un patron mieux pourvu que lui. Pour l'instant, la gamine devrait se contenter d'un toit et de pain dur.

Les premiers matins suivant son arrivée à la chaumière, ils étaient partis ensemble à la recherche de baies et de bois. Gontran lui apprit à relever les pièges et guetter les passages d'animaux. Ils n'étaient pas trop de deux pour œuvrer à leur survie. Bientôt, elle partit seule tandis que de son côté, son cousin se chargeait d'aider les paysans voisins ou partait débusquer des lapins, seul gibier autorisé sur les terres qu'il parcourait. Les journées courtes ne laissaient guère le temps à l'oisiveté.  Mahaut avait fait et refait chaque jour ce même circuit au point de le connaître par cœur. Ce matin encore, elle eut la sensation que le vent pénétrait impunément sa sur-cotte de laine. Le vent en provenance des régions septentrionales s'était mêlé au froid de la plaine depuis plusieurs jours, recouvrant les routes d'une fine couche de gel et revêtant les herbes de cristaux de glace. Elle prit le chemin au nord de la chaumière qui menait dans les bois de Noirmont. Elle fut soulagée d'atteindre la lisière qui la coupa du terrible vent.

Après une demi-lieue, elle quitta le sentier et emprunta la sente sur laquelle était dissimulé l'un des pièges à collet. L'espoir battant dans les tempes, elle s'approcha à pas mesurés, redoutant autant de découvrir le piège vide que l'animal mort, ou pis encore, agonisant. Le piège demeurait vide. Elle le réajusta avant de remonter la piste jusqu'au suivant.

Il ne lui en restait à présent plus qu'un à vérifier mais une fois de plus, l'espoir d'un bon repas demeura vain. Elle se résigna à s'avancer plus loin dans la forêt à la recherche de bois. Si elle se mettait en route dès maintenant, elle pourrait atteindre la sapinière où le bois, quoique de moins bonne qualité, était plus abondant.

Attentive à son environnement, elle vit tout à coup plusieurs arbres aux troncs écorcés. Un chevreuil avait dû fréquenter les lieux. Ramassant son bois, elle se dépêcha de retourner le déposer à la chaumière avant de partir à la recherche de son cousin. Les chevreuils n'étaient pas autorisés à la chasse mais ils arrivaient au bout de leurs réserves et le plus rude de l'hiver était encore à venir...

 Gontran savait autant qu'elle si ce n'est mieux la nécessité dans laquelle ils se trouveraient bientôt. Les autres villageois avaient comme eux déjà puisé dans leurs dernières réserves d’une année de mauvaises récoltes et pour sa part, que ce fut par égard ou par fierté, il refusait de mendier son pain auprès de familles aussi nécessiteuses que la sienne. Les choix restants se comptaient sur les doigts d'une main. A quoi bon craindre le fouet quand on risquait d'être emporté par la famine, tel était sa philosophie.

"Mahaut, la prévint-il, j'vais là où tu m’dit à potron-minet. T'en va pas d’un poil d’là."

Le lendemain, il partit au point du jour son arc d’une main, les flèches de l’autre. Il ignorait ce qu'il y trouverait mais il était bien décidé à ne pas rentrer bredouille pour la môme. Il guetta les traces et se terra dans les forêts à quelques dix pas des arbres écorcés, face contre vent. Il n'eut pas long à attendre pour voir le cervidé familier des lieux se frotter à son tour là où ses congénères avaient indiqué leur présence. Sa flèche encochée, il retint sa respiration. Relâchant la corde, il atteignit la bête droit au poitrail.

L'animal tenta de fuir mais la blessure était suffisamment profonde pour que Gontran n'en perdit pas la trace. Suivant le sang sur les feuilles, il vit l'animal s'affaler sur ses membres antérieurs. Un dernier instinct de survie incita la bête à se redresser en voyant le chasseur approcher mais ce ne fut que pour tituber et s’effondrer vingt pas plus loin. Lorsqu'il fut à sa hauteur, Gontran sortit son couteau et abrégea les souffrances de l'animal en l’égorgeant d'un mouvement sec. Il n'avait à présent pas un moment à perdre pour transporter son gibier et le dépecer.

L'hiver était rude pour tout le monde, pensa-t-il, en hissant la dépouille bien trop légère de l'animal sur son dos. Guettant les environs, il ne regagna le chemin forestier que le plus tard qu'il put pour s'éviter des ennuis. L'intention fut futile. Derrière lui, le hennissement des chevaux l’alerta mais trop tard pour qu'il fut se fondre dans une végétation clairsemée.

"Halte", entendit-il crier. Incapable de commander à ses jambes le moindre mouvement, il demeura immobile, laissant impuissant les terribles conséquences de ses actes s’abattre sur lui.

 Dès que le bruit de sabots lui parvint, Mahaut sortit de la chaumière, les traits marqués par l'inquiétude. Elle vit les chevaux de la garde seigneuriale galoper en direction de la forêt et les battements de son cœur s'accélérèrent. Incapable de rester en place, elle courut jusqu'à la forêt. Mais il était trop tard. Les poings liés et attaché à une corde, la vision d'un homme roué de coups fut la dernière vision qu'elle eut de son cousin. A partir de ce jour, son sentiment d'injustice ne fit que croître. Un sentiment d'injustice qui finirait par se transformer en un redoutable désir de vengeance.

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