Bruce scrutait l’allée dont le sillon bétonné traversait en parts égales la pelouse fraichement tondue, et qui menait au porche où son père garait les voitures. La nuit était chaude pour un mois d’avril, une soirée idéale pour échapper au carcan familial mais aussi mettre son plan à exécution. Cette Patty était décidément bien attirante, conventionnelle et d’une intelligence moyenne certes, mais tellement jolie, et cette soirée de printemps inspirait au jeune homme de 15 ans des pensées audacieuses.
L’Oldsmobile rouge apparut enfin, avec George au volant, son amie Lisa à ses côtés. De Patty, d’où il était, il ne pouvait que distinguer le haut du chignon bouffant qui la grandissait d’une bonne vingtaine de centimètres. Bruce salua la compagnie et s’installa à distance respectueuse de Patty, assise bien droite sur la banquette arrière, les mains sur les genoux, nimbée d’une odeur de laque aux relents chimiques. Il regretta un bref instant son col roulé et son large chino indiquant, à ses yeux, une filiation avec la génération beat, en découvrant le soin qu’elle avait apporté à sa tenue : outre le bouffant, une robe évasée à pois noirs, ceinture assortie, laissant voir un début d’épaule prometteur.
La voiture fit demi-tour et s’engagea en direction du ciné-parc qui se trouvait à la limite de Cedar Falls, Iowa, là où les lotissements de maisons en demi-niveau cèdent à la place aux champs de maïs. Il s’y donnait un film à la réputation sulfureuse, « La rue chaude », avec Laurence Harvey, Jane Fonda et Capucine. George amena la conversation sur de futures sorties auxquelles ils pourraient se rendre grâce à la voiture paternelle. Il ne voulait surtout pas manquer le congrès national de bovins laitiers qui devait se tenir fin septembre dans la ville proche de Waterloo. Bruce souhaitait suivre la saison des Kernels, l’équipe de baseball de Cedar Falls, qui venait de commencer. Les échanges étaient animés, les garçons plaisantaient et les filles riaient, Bruce sentait Patty se détendre. Le moment lui parut propice.
Avec d’infinies précautions et tout en parlant d’un ton désinvolte, il entreprit de glisser subrepticement le bras entre la coiffure de Patty et la banquette arrière. L’idée était de parvenir à poser, à la faveur d’un cahot et comme par inadvertance, le dos de la main sur Patty. Si la belle ne manifestait pas de gêne, il deviendrait alors envisageable de retourner la main et l’appuyer mollement sur la partie couverte de l’épaule dans un geste protecteur, puis, si la voie demeurait libre, d’inciter Patty, par de subtiles pressions des doigts, à se rapprocher de lui. Un vague alanguissement voire une discrète reptation signerait sa victoire.
Mais la voie entre le cou de Patty et la banquette était étroite, et le bouffant laqué formait une défense difficile à franchir. A force de persévérance et de contorsions, Bruce finit par passer le bras quand, soit qu’elle ait pris conscience de la manœuvre ou qu’elle ait souhaité lui parler, Patty tourna la tête et, dans un craquement évoquant celui de la chips, le bouffant s’effondra sur son front. Trop laqué, trop haut, le savant et fragile édifice capillaire n’avait pas résisté au choc du bras de Bruce contre sa base.
Surprise, Patty poussa un petit cri et redressant la masse de cheveux parvint à la stabiliser en l’enfonçant sur le crâne. Le bouffant de Patty était cependant ruiné, comme les espoirs de conquête de Bruce, pour cette soirée du moins.