Je fus re-découvert un jour de septembre dans un petit pays du Quercy où sous la terre rouge parsemée de milliers de cailloux blancs serpentent de longues galeries voyageant de puits en salles drapées. Tout rouillé mais arborant encore fièrement ma couleur bleu métallisé, je désespérais, couché sur le côté, pédale en l'air. Depuis des années j'attendais une visite qui me permettrait peut-être de remonter à l'air libre, de retrouver ma famille ou une famille adoptive. J'ai souvent entendu les cliquetis des mousquetons, les passages de relais du puits tout proche. Pourtant depuis les années 80 personne ne s'est aventuré dans la salle où j'avais été abandonné.
L'histoire est terrifiante. Mon propriétaire alors âgé de 7 ans avait suivi tant bien que mal son grand frère et ses amis à vélo dans les champs. Eux étaient équipés de vélos tous terrains mais Éric, avec moi et mes roues de petit mini vélo a fini par rester loin derrière. Il a voulu continuer tant bien que mal ne voulant surtout pas faire demi-tour. Les autres connaissaient bien le terrain et ses pièges : ils pédalaient à font les ballons abandonnant Éric à son sort de "petit morveux".
Et tout à coup ma roue avant a buté contre un caillou un peu plus gros et Éric est passé par-dessus le guidon. Je n'ai entendu que son cri et sa chute, puis plus rien. Personne n'est venu jusqu'à la nuit tombée. J'ai bien entendu crier le nom d'Éric sur le chemin au bout du champ mais sans voix je ne pouvais répondre ni appeler à l'aide. Je n'entendais que la chouette hulotte et la course des rongeurs. D'Éric point de nouvelles.
Le lendemain il y avait du monde partout qui cherchait dans les broussailles, sur les chemins, dans les petits bois de chênes verts alentour. Quand ils sont entrés dans le champ j'ai suivi leur progression. C'est Émile qui m'a trouvé et il a vite compris où il fallait chercher. Il a appelé ses amis spéléologues qui sont arrivés une heure plus tard avec leurs cordes et tout le barda. Ils ont comme Éric disparu dans un trou et sont remontés quelque temps plus tard avec Éric inanimé. Le médecin était là. Il n'a pu que constater le décès de mon très jeune propriétaire. Tout le monde est reparti me laissant au bord du précipice.
Quelques jours plus tard Bruno le grand-frère d'Éric est venu avec son oncle. Ils étaient équipés de cordes, de baudriers et de mousquetons. Ils m'ont ficelé et j'ai commencé ma descente au cœur de la terre. À peine avais-je touché le fonds du puits que j'entendis les deux jeunes descendre. Ils m'ont détaché et transporté au fond de la grotte. Je me suis cogné plusieurs fois contre les parois du boyau. Ils m'ont lâché brusquement dans le coin le plus reculé de la salle. Aucun d'eux n'a prononcé le moindre mot avant de remonter à la surface. Puis je n'ai plus rien entendu pendant des semaines, des mois ou des années. Je suis incapable de mesurer le temps qui a passé. De temps en temps j'entendais les cliquetis des mousquetons, les paroles des spéléologues amateurs ou chevronnés mais même quand je les voyais traverser la salle dans la lumière de leurs frontales, aucun n'a exploré la salle jusque dans le recoin où je me trouvais jusqu'à ce jour mémorable où enfin quelqu'un m'a aperçu.
Ils étaient cinq et ils m'ont remonté à l'air libre. J'ai attendu quelques heures avant qu'un grand gaillard ne me soulève et me transporte jusque son coffre de voiture. Après un court voyage jusque dans le garage d'un pavillon, j'ai fait l'objet d'un examen minutieux. Quelques jours plus tard le grand gaillard dont j'ai découvert le prénom au hasard d'un appel, a commencé ma toilette. Richard ne m'a pas repeint mais je suis maintenant presque comme neuf et mon nouveau propriétaire me fait faire des allers-retours dans une impasse. Chaque jour, j’entends : "Thibault, maintenant tu fais un dernier tour et tu rentres. Prends soin de bien ranger ton vélo à sa place !"
Quand je me morfondais au fond de ma grotte, j'avais désespéré de revivre un jour : je vis aujourd'hui des jours heureux.