La nuit s'était installée depuis de longues heures déjà. Assis au comptoir, il gardait les yeux rivés sur son verre de whisky tout en le remuant lentement. Selon le sens et l'inertie qu'il donnait au verre, les glaçons s'entrechoquaient dans un cliquetis mélodieux. Tout était beau dans le whisky, la couleur, le goût et maintenant même le son.
Assis dans son refuge – comme il nommait depuis plusieurs mois ce bar de quartier, il trouvait tout réconfortant. Alors que dehors et à la maison... Où qu'il aille ailleurs, tout était froid. Rien n'apportait une si douce chaleur que le whisky. Il but une gorgée et se délecta de la chaleur qui émana subitement dans son corps. Il pouvait en suivre la trajectoire à l'intérieur de lui.
Suivre. Le mot était si proche de survivre. Combien de lettres de différence ? Deux ? Et encore, elles apparaissaient déjà dans le mot "suivre". Depuis combien de temps n'arrivait-il plus à suivre ? Depuis la perte de son emploi ou depuis la perte des indemnités chômage ? A moins que ce ne fut depuis que sa femme menaçait de le quitter qu'il avait cessé de suivre ce qu'il se passait autour lui. Par chance les enfants étaient grands et avaient leur propre vie. Personne ne lui tenait rigueur de ne pas suivre ce qu'il se passait de ce côté.
Dans tout ça, il était seul à survivre et à tenter de se dépêtrer de tout ce merdier. Heureusement, à chaque instant, il y avait eu le whisky. Fidèle allié !
"A l'adversité" trinqua-t-il en direction de là où il supposait que le barman se trouvait.
Il estima qu'il était encore assez sobre car on ne l'avait pas mis dehors. Quand cela arrivait, il les injuriait tous. C'était tout ce qu'ils méritaient ! On n'avait pas idée de priver un homme de son seul réconfort et de le jeter hors de son refuge. S'ils voulaient qu'il tombe en dépression, ils ne s'y prendraient autrement.
Une voix forte lui fit mal à la tête. Il regarda autour pour savoir qui osait troubler le calme de cet endroit sacré mais ne distingua que la silhouette. Dans un moment de lucidité, il comprit le mot "dehors" et s'engagea vers la sortie. Ah non, là-bas c’étaient les toilettes... Changement de direction.
Il frissonna à peine eut-il franchi la porte vers l'extérieur. Il faisait terriblement froid. Pas un temps à laisser les chiens dormir dehors, songea-t-il. Il tituba et tâtonna autour de lui pour trouver un soutien. A croire qu'il était moins résistant ce soir...
Une main ferme l'empoigna. Ça sentait les embrouilles. Pourtant, une voix douce prit la parole :
"Appuyez-vous sur moi".
S'appuyant sur cette voix, il se redressa pour montrer qu'il pouvait encore très bien marcher. Un ou deux pas le temps de reprendre son équilibre et il pourrait rentrer chez lui. Après dix, vingt, cent pas pourtant, il ne lâcha pas le bras qui le guidait.
"On se connaît, demanda-t-il, soudain soucieux de l'identité de son soutien.
"Je suis le barman. Si on considère qu'on se voit tous les jours depuis neuf mois, je pense qu'on peut dire qu'on se connaît.
"Ah, dit-t-il avant d'ajouter après plusieurs minutes de silence : vous devriez rentrer, quelqu'un doit vous attendre."
"Plus ce soir, murmura le barman, ce soir j'ai toute la nuit."
"Ah."
Il continua de prendre appui sur cet homme qu'il aurait dû parfaitement connaître. Depuis neuf mois, il le côtoyait davantage que sa propre femme. Il réfléchit. Peut-être qu'avec un petit effort, il se rappellerait son prénom. Sa mémoire lui jouait des tours, il ne faisait pas bon vieillir, comme disait sa vieille.
"Vous allez où, demanda-t-il après une durée que le whisky serait certainement parvenu à estimer avec plus de justesse que lui-même. Si c'était pour rester avec moi, on n’aurait pas pu rester au bar ?"
Le barman le dévisagea un instant avant de demander :
"Vous habitez où ?"
"Au 121 de l'avenue du Général Leclerc", récita-t-il en articulant bien comme il avait appris à le faire face à toute âme charitable.
"Je vous raccompagne."
L'air frais commençait à le dégriser. Le vent lui piquait les yeux. A la vapeur d’eau qui s’échappait de ses lèvres, il devina sa respiration devenir plus régulière. Retrouvant peu à peu de sa lucidité, la situation dans laquelle il se trouvait lui sembla tout à coup incongrue. Accompagné d'un jeune homme dont il ne se rappelait même pas le nom, il se trouvait dans une rue quasiment à l'opposé de l’endroit où il habitait. Pour la première fois depuis le début de la soirée, il jeta un coup d'œil au barman et il eut l'impression de le voir.
"Pourquoi tu n'es pas déjà chez toi", demanda-t-il brusquement. Ce gosse aurait pu être le sien. Il n'aurait pas été rassuré de voir son cadet trainer dans les rues à raccompagner un... ivrogne.
Il ne s'y attendait pas. Ce fut un flot, une cascade, un torrent de mots. Comme s'ils voulaient à tout prix tous jaillir en même temps. Rien n'avait le moindre sens. Il essaya de se concentrer, de les remettre dans le bon sens. Il en choppa quelques-uns au passage "Amélie", "hier", "plus rien". Il aurait été bien incapable de dire ce qui était arrivé à cette Amélie mais elle n'était plus là.
Il réfléchit, son esprit désaoulé le lui permettant plus ou moins. Peut-être qu'il y avait quelque chose à dire. Il ne trouva pas alors il continua d'écouter. Elle l'avait quitté et il n'avait rien vu venir. L'appartement était trop vide et trop familier. Il ne voulait pas y retourner. Pas ce soir, ni les autres soirs. Il avait bien des amis mais il n'avait pas osé demander. Et à cette heure, il n'y pensait pas. Quand il - lui - avait trinqué "à l'adversité", il avait voulu pleurer. Il aurait voulu être en colère, traiter la vie de chienne, envoyer chier le monde entier mais non, il était juste malheureux. Terriblement malheureux.
"Ça va passer", lui dit-il en lui tapotant l'épaule, réalisant qu'il avait cessé de s'appuyer sur lui.
"Vous y croyez, vous ? Quand vous vous dites « ça va passer », vous arrivez à y croire ?"
Ce fut à son tour de dévisager le jeune homme. Non, il n'y avait jamais cru pour lui. Mais pour ce gosse, il ne pouvait quand même pas répondre "non". Il avait toute la vie devant lui, de quoi rencontrer une charmante jeune fille et de créer un foyer.
"Bien sûr !" répondit-il. Même si le gosse ne voyait pas ce qu'il avait devant lui, il voulait bien y croire pour deux.
Finalement, ils arrivèrent au numéro 121.
"Tu rentres ?" demanda-t-il au gamin en voyant que celui-ci lui tournait déjà le dos pour certainement continuer son errance. Sa femme devait dormir profondément. Elle avait commencé à prendre des somnifères à cause d'insomnies de plus en plus récurrentes.
Ils s'installèrent au salon et il leur servit à tous deux un verre de whisky avec des glaçons. Il contempla les glaçons et les fit tinter. Combien de temps s'écoula ? Il leva les yeux sur le môme qui avait fini son verre et s'était endormi. Il lui mit le plaid par-dessus et se renfonça dans son fauteuil. Il tendit la main pour reprendre son verre. Il n'en avait pas bu une gorgée. Il remua le liquide mais sans en produire aucun son.
Les glaçons avaient fondu. Peut-être était-il comme ces glaçons, solide jadis mais ayant commencé à disparaître progressivement. S'il ne voulait pas disparaitre complètement, alors il ferait mieux de ne pas laisser l'alcool le submerger.
Il emporta son verre à la cuisine et le vida dans l'évier. Cela valait le coup d'essayer. Essayer de retrouver sa consistance d'origine. Pour le môme endormi dans le salon, pour ses gosses à lui, pour sa femme qui n'était pas partie. Il allait essayer.