Au début, ils restaient hésitants, un peu craintifs. Était-ce bien la Anne qu’ils connaissaient ? Ne risquait-elle pas de regretter cette entorse à sa légendaire réserve ? Que se passerait-il alors ? Allait-elle se renfermer à nouveau ? Faire preuve d’agressivité comme à chaque fois que quelqu’un parlait de ses émotions ? Était-ce une ruse, un calcul, un jeu ?
Du jour où on m’a dit que j’étais un glaçon j’ai commencé à fondre. Je sortais d’une épicerie, j’ai tendu ma monnaie au type qui faisait la manche là, par terre dans la nuit, à peine éclairé par les néons du magasin. Il faisait froid, nous étions tous les deux emmitouflés : Lui dans une barbe désordonnée et une couverture orange délavée et cradingue ; moi dans mon manteau de laine noire, une écharpe sombre enroulée deux fois autour du cou qui remontait et me cachait le bas du visage. C’était avant la corona, les masques et les grands confinements.
Quand je me suis penchée pour faire tomber les pièces de monnaie (deux euros) dans son gobelet il m’a regardé au fond des yeux et m’a dit : vous êtes un glaçon. J’ai dit pardon ? Et il m’a répété, le regard jusqu'au au fond de moi : vous êtes un glaçon. Je me suis détournée et j’ai filé. Je suis partie dans la mauvaise direction.
Dans ma chair, une douleur diffuse, gênante. Un inconfort plutôt. Je frissonne à cause du vent froid. Une sensation en chasse une autre et ce sont mes pensées qui prennent le relais : c’est un fou, laisse tomber… Mais enfin, il est quand même bien gonflé ce type ! Je lui donne du fric et il m’insulte… Moi j’étais contente de faire un geste... Et puis que je donne de l’argent aux sans-abris c’est bien la preuve que je ne suis pas dénuée d’émotions... Quel con ! Une telle ingratitude. J’ai envie d’y retourner et de lui dire le fond de ma pensée tiens. Mais enfin, ce n’est pas mon genre. Pas que je garde tout pour moi, ça non. Mais il y a une manière de dire les choses hein. Il ne faut pas se laisser déborder par ses émotions. C’est inutile, ça ne donne rien de bon. Avec un type comme ça même en parlant calmement je perdrais mon temps. Il a sans doute des problèmes psychiatriques. Il a probablement lancé ça comme ça, un peu par hasard.
Je réalise que je ne suis pas partie dans la bonne direction et change de chemin pour rentrer à la maison. La promenade mentale, elle, ne dévie pas. Je suis furieuse contre ce type. Je dois me calmer. Analyser tranquillement la situation. Un type un peu cintré qui fait la manche devant une épicerie me dit un truc bizarre, il n’y a pas de raison d’en faire tout un plat. Passe à autre chose ma grande ! L’esprit résiste. Il y a une familiarité dans ce qu’il m’a dit, ce qui s’est passé. C’est déjà installé en moi comme une ritournelle, un vieux tube. Pourquoi cette sensation de déjà vu ? Ce regard, c’est comme si on l’avait déjà posé sur moi. Comme si d’autres regard m’avaient déjà dit ça : tu es un glaçon. Je traverse l’avenue : je dois changer de trottoir, je ne veux pas repasser devant lui.
J’arrive à la maison soulagée : la vie va reprendre ses droits. Les soirs de semaine sont particulièrement réconfortants : il y a tant à faire et des horaires à respecter : les devoirs, les sacs, le bain, le dîner, les dents, l’histoire ; extinction des feux puis préparation du lendemain : anticiper les repas, élaguer la pile d’emails à traiter, prétendre avoir un moment de détente devant la télé, se raconter un peu les anecdotes de la journée… Et aller se coucher pas trop tard pour recommencer le lendemain.
Comme prévu, la soirée domestique a bien rempli sa fonction. Envahissement total du quotidien : rechercher le maillot de bain de la petite pour la sortie piscine, appliquer un pansement coloré sur le doigt du grand qui s’est blessé à la récré, manger de la purée, écouter l’histoire de loin, monter faire un bisou, envoyer le relevé de compteur EDF, préparer un gratin…
Ça a dérapé quand on s’est assis dans le canapé. Nicolas a commencé à me raconter ces histoires de boulot, le rendez-vous où il a assuré, les dernières infos sur la négociation salariale collective en cours dans la boîte… Je n’écoutais pas vraiment. Ça m’arrive souvent quand j’ai un truc que j’ai envie de lui raconter et qui me paraît bien plus intéressant que sa vie de bureau. Dans ces cas-là, je m’arrange pour orienter habilement la conversation de manière à pouvoir rebondir et parler de mes préoccupations à moi. Mais là c’était autre chose. La seule idée qui m’occupait, la seule chose à laquelle je pensais c’était cette histoire de glaçon. L’image du type, le contexte aussi, s’effaçaient déjà. Ce qui me restait c’était « vous êtes un glaçon ». Comment orienter la conversation vers ça ? Je n’ai pas trouvé de bonne manière. Alors, au milieu d’une explication assommante sur les règles du forfait jour, j’ai lancé : aujourd’hui un type qui m’a dit que j’étais un glaçon.
Nicolas a eu un instant de pause et m’a dit, comme ça, sans avoir l’air d’y mettre une quelconque intention : bah oui, pourquoi pas.
- Mais pourquoi pas quoi ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
- Bah t’es pas très chaleureuse
- J’te remercie. Sympa….
- Non mais chérie c’est pas une critique ! Tu sais bien qu’on t’aime comme ça, tu es bien entourée. Mais t’es pas très expansive quoi. C’est pas une critique, t’es comme ça !
- Bon. Je crois que je vais aller me coucher, j’en ai assez entendu pour aujourd’hui.
- Mais ne le prends pas comme ça ! Qu’est-ce qui t’arrive ? Ça ne te ressemble pas de réagir comme ça ?!
- Allez, laisse tomber, tu t’enfonces. Je vais me coucher on en parle plus.
A partir de là, je n’ai pas pu m’empêcher d’essayer avec d’autres. Ma famille, mes amis, mes collègues. Leur dire : un type m’a dit que j’étais un glaçon. J’ai eu droit en réaction à toute une gamme d’émotions : les regards embarrassés, amusés, gênés. Personne ne s’est montré surpris ou choqué mais certains sont allés dans le sens de mon mari : Bah oui. Et alors ? Ça ne m’étonne pas !
Les gens parlent d’une carapace qui se fend ou qui tombe mais ça n’a pas été si spectaculaire. Moi j’ai commencé à fondre. Lentement mais inéluctablement. D’abord en racontant cette anecdote, puis en racontant mon quotidien, puis mes émotions.
Je me suis répandue sur ma famille, mes amis, mon mari, mes collègues, les parents d’élèves, les animatrices du centre aéré, l’instit du grand, l’ATSEM de la petite… Attablée devant le rôti du dimanche, au téléphone, pendant nos soirées télé, dans les groupes whatsapp et le fil Facebook, devant la porte de la classe et dans la salle polyvalente, sur le perron de la voisine et dans la voiture de ma belle-sœur…
Désormais étalée partout autour de moi, extérieure à moi, je m’observe et je m’apprivoise. Il en aura fallu du temps pour que ma langue se dilue… Maintenant on ne peut plus m’arrêter.