« Bon, c’est parti » les vacances ! songe l’homme au regard d’acier.
Il trime fort les deux mains dans la terre noire et grasse. Les choux chinois seront encore magnifiques. Et gros et touffus. Que du bio et du frais se dit Léopold les lèvres en large sourire.
Heureux comme un poisson dans l’eau, tout en chantonnant tout bas, il tourne et retourne allègrement ce limon précieux, source de vie. Coups de pied précis sur le rebord de la pelle. Biceps durcis par l'effort acharné. Quand tout à coup, un bruit sec, froid comme ces innombrables matins d'hiver monte à ses oreilles qui veulent éclater de terreur. Tout vol en éclat. Son sourire s'envole devant le souvenir du jour fatidique qui lui revient comme dans un terrible face à face totalement imprévu. Ce jour cruel où Alice retrouva le cadre qu'elle avait jeté avant de retourner visiter l'autre côté du miroir et qu'elle déclara le plus exécrable de sa vie.
Il n'en croyait pas ses yeux, lui qui comme dans un véritable film couleur se remémorait la scène exacte dans laquelle elle lui avait déclaré avec la plus blanche des froideurs qu'il lui eut connues, qu'elle s'était pourtant juré d'oublier à jamais ce petit bonhomme rustre posé de dos et qui un jour s'en était allé pour toujours, lui laissant comme seul souvenir un café froid sur le comptoir de la cuisine.
Il avait alors ressenti son sang se glacer dans ses veines et cela lui déplu au plus haut point. Il savait qu'elle parlait de lui. Qu'elle lui en voulait encore terriblement. Qu'elle ne lui pardonnerait jamais. Jamais plus.
Dans sa tête presque folle, les idées se bousculaient. Elles semblaient vouloir frémir tel un bouillon dans une marmite sur un réchaud. Ses pensées donnaient l'air de se ruer vers la sortie en des bulles de savon telles celles que l'on souffle durant l'enfance. Comme si l'état d'urgence en était un d'hyper permanent, tout tourbillonnait à l'intérieur et finissait inévitablement par sortir en des mots collés les uns à la suite des autres formants alors une chaîne solide et sordide de paroles incompréhensibles trop souvent disconvenues.
La constance dans la répétition des gestes anodins du quotidien routinier d’Alice était devenue sa lubie préférée, pour ne pas dire proche d’une phobie récurrente. Elle adorait lisser ses cheveux à ses yeux si rebelles et pourtant si magnifiques. Elle possédait d’ailleurs une collection impressionnante de brosses à cheveux. Elle aimait aussi et surtout se brosser les dents sept fois plutôt qu'une, et ce au coucher et au lever, avant, après et entre chaque repas. Elle était obsédée par l’éclat étincelant de propreté de ses dents. D’ailleurs, n’était-elle pas égale à elle-même, toujours attirée par tout ce qui brille et que l’on ne peut nommer autrement que de clinquant, de Kitch, d’extravagant, de réfléchissant et de superflu ?
Partout où elle regardait, il regardait. Il voyait ce qu'elle voyait. Il ressentait ce qu’elle vivait. Il s'était transformé en cadre vivant. Il était son fantôme obligé au quotidien. Elle était tout ce qu'il avait connu. Elle était tout pour lui et jamais il n'aurait su, n'y put vivre sans elle. Voilà pourquoi, le jour où sa bien-aimée traversa l'horrible miroir, il fut obligé de la suivre, elle, son âme soeur, son autre lui-même.
Qu’était-il advenu pour que ce souvenir se transforme au cours des années en une blessure si affreusement persistante au creux de son cœur fêlé ? Cela n'est pas raconté dans l'histoire de Léopold et d'Alice...
Mais en attendant d’en imaginer une suite possible, il bêche toujours à la recherche des autres côtés du cadre métallique ayant accueilli le miroir destructeur de sa vie.