Nous vivions heureux le long du canal, avec cet intime sentiment d'être libres, indépendants, simplement utiles, et de faire partie d'une grande famille, celle de tous ceux qui vivent avec ou grâce à cette magnifique voie. Les espaces que nous traversions, à bord de notre péniche, offraient de perpétuels ballets de couleurs, de parfums et d’univers sonores, rythmés par les saisons, et le plus souvent prodigués par cette nature que nous vivions si intensément, mon mari André, et moi-même. Le long du canal, nous rencontrions d'autres voyageurs, et bien-sûr les éclusiers, dont certains devenus nos amis.
Cette vie équilibrée et sereine, bien souvent contemplative, m'avait permis d'essayer des dessins, la peinture et la photo, car j'aimais tant être à l'affût des lumières et des couleurs, qui m'habitaient, jusque dans mes rêves.
Durant notre parcours, l'arrivé à une écluse était toujours un moment particulier, descente de la péniche, manœuvres à l'écluse, instants de salutations parfois chaleureuses. Et ce jour là, savourant les premières couleurs d'un printemps qui s'était fait bien espérer, nous arrivions à l'écluse dite La Forêt, où vivait un couple sans enfant, tout comme nous, avec qui nous avions peu à peu sympathisé. A l'affût d'une silhouette, nous scrutions l'horizon, mais ce jour là, la maison semblait fermée, ses volets étaient clos, et en approchant, ce fut une vision incompréhensible, comment était-ce possible, cela évoquait même un drame, car la porte d'entrée se dévoila toute murée, de bas en haut, close et doublée d'un mur de briques grises et affreusement sordides.
Aussitôt montés sur la berge, nous nous sommes pressés, apeurés, vers ce lieu, et ce n'est qu'à quelques pas de la porte, que nos regards ont pu deviner cette mise en scène énigmatique. Elle était moins effrayante, mais nous laissait en proie au songe. Qu'était donc venu faire ici, en ce lieu éloigné de tous, cet artiste à l'inspiration lugubre, au talent glacial, auteur de ce trompe-l’œil si subtil. Il n’y avait aucune trace d’un quelconque événement. La maison close et isolée avait-elle inspirée un mystérieux voyageur? La forêt voisine n’en paraissait aucunement affectée.
Nous sommes restés un long moment près de l’entrée, à interroger les lieux et cette porte finalement muette, puis avons joint la mairie, pas réellement concernée, et qui nous informa simplement du départ récent de nos amis de l'écluse. Inquiets, mais quelque peu rassurés, nous avons finalement repris les manœuvres, puis le voyage et longtemps encore j'allais garder en moi, cette vue qui m'avait remplie d'effroi, et qui allait encore se rappeler à moi, en de mauvais rêves, malheureusement récurrents.
Cher ami lecteur, je comprends bien qu'après ce dénouement en demi-teinte, vous soyez restés sur votre faim, et moi aussi, j'aurais bien aimé mieux comprendre cette étrange histoire, d'autant que je ne parviens pas vraiment à l'oublier. André et moi n'en parlions pas. Et à chaque passage à l'écluse La Forêt, nous poursuivions le voyage, sans nous attarder, sans égard pour le lieu, sans évocation de cet épisode singulier.
Mais à l'écriture de ce récit, je me suis décidée à interroger André, pour savoir quelle place gardait en lui ce souvenir, et comprendre la raison de son silence à ce sujet. Sa réponse ne me fut pas anodine. Etait-ce possible? Il ne se souvenait d'absolument rien, ni de nos amis de l'écluse, ni de cette porte si mystérieusement dénaturée. Comme s'il n'avait pas été avec moi en cette journée. Je me retrouvais face à une nouvelle énigme. Cette image de terreur me serait-elle apparue en songe ? Et pourquoi l'avais-je trouvée si accablante? Ce songe aurait-il alors témoigné de ma peur si intime, d'une perspective que je sais ne pouvoir aucunement envisager pour ma vie, une vie sédentaire et sans possibilité d'évasion?
Je n'ai pas encore acquis de certitude, vous l’imaginez bien, nous en resterons donc ici pour cette fois, mais je vous promets de poursuivre cette enquête, devenue pour moi existentielle.