Elle était apparue comme ça, tout d'un coup, du jour au lendemain. Hier il n'y avait personne, et aujourd'hui, elle évoluait dans cet endroit comme si elle y avait toujours vécu.
J'avais 10 ans, et je passais par-là presque tous les soirs en revenant de l'école - le matin c'était papa qui m'emmenait en allant au travail -, devant cette vieille maison éclusière, abandonnée depuis des années par la DDE. Je devais longer le canal, j'avais une demi-heure de marche environ. Depuis que j'étais née, je n'avais jamais vu personne habiter ici. D'ailleurs cet endroit délabré n'était pas fréquenté, seuls quelques touristes en péniche passaient devant pendant l'été sans même y prêter attention. J'allais souvent y jouer seule. Il n'y avait presque plus rien dedans, mais juste assez pour amuser une petite fille…
Lorsque je vis cette femme en train d'arroser ses fleurs devant la porte, je m'arrêtai brusquement et je tentai de me dissimuler derrière un arbre pour mieux l'observer. Toute la maison était comme baignée de lumière, un coquet jardin fleuri remplaçait la friche de la veille, le toit avait dû être réparé pendant la nuit, et la façade paraissait soudainement rajeunie. Je me demandais de quoi il s'agissait. Quelqu'un habitait là maintenant? Mais comment était-ce possible? Je n'étais pas au courant! Je la regardais plus attentivement: c'était une vieille femme assez corpulente, qui portait une blouse couleur prune et un fichu rose sur la tête, sous lequel on devinait une chevelure argentée. Elle murmurait toute seule me semblait-il. On aurait dit qu'elle parlait à ses plantes. "Ridicule", pensais-je. Puis je la vis se retourner en s'adressant clairement à quelque chose, ou à quelqu'un: "Crois-tu qu'elle va rester là toute la journée?", dit-elle. J'entendis alors une voix nasillarde lui rétorquer: "Je vais la chercher si tu veux!". "Allez, vas-y, mais ne lui fais pas peur!", répondit la vieille à son mystérieux interlocuteur.
C'est alors qu'à ma plus grande stupéfaction, je vis un chat noir se diriger tranquillement vers moi. De toute évidence, c'était ce chat qui venait de parler, pourtant je ne pouvais me résoudre à y croire tant cela me paraissait impossible. Je commençai à penser que je ne m'étais pas encore réveillée et que tout cela n'était qu'un drôle de rêve. Mais pourtant cela semblait bien réel... Le chat continua d'avancer puis vint derrière l'arbre en me regardant fixement: "Bonjour, mademoiselle, accepteriez-vous de venir boire une tasse de thé en notre compagnie?", me proposa-t-il tout naturellement. Je ne savais pas si je devais éclater de rire ou pleurer, mais au final je m'entendis émettre quelque chose qui devait être un "Oui", et je suivis, hébétée, le chat.
La vieille m'accueillit en souriant : « Bonjour, ma chère Estelle ! » - comment connaissait-elle mon prénom ? - « Rentre, je t'en prie, n'aie pas peur ! Le thé est prêt ! Voudrais-tu un morceau de gâteau ? Fritzy et moi nous apprêtions à goûter. » Elle me parlait en souriant sans cesse, comme une gentille grand-mère, et je décidai d'oublier un instant ma méfiance naturelle au moins le temps de manger du gâteau.
En rentrant dans la maison, je fus comme transportée dans un tourbillon de bien-être, c'était comme si je volais tout à coup, ou plutôt comme si je flottais, mon corps était merveilleusement léger. De plus, la lumière qui se dégageait à l'extérieur rayonnait également à l'intérieur, tout était beau dans cette maison. Des sortes de tout petits papillons lumineux – mais je ne sais pas vraiment ce que c'était – voletaient gracieusement de-ci, de-là, il y avait des plantes un peu partout, elles avaient l'air de faire partie intégrante de la maison, et un feu à la douce chaleur crépitait dans la cheminée. Je croyais entendre aussi des voix lointaines qui chantaient, des voix très pures et très belles.
- Vous écoutez de la musique ?, osais-je demander.
- Aah, tu les entends bien sûr ! Oui, ce sont les chants des enfants, de tous les enfants qui sont passés par cet endroit. C'est beau n'est-ce pas ? On ne les entend pas tout le temps, cela dépend de son humeur, si on se sent bien on les entend…
C'est vrai que je me sentais bien. Je m'installai sur un fauteuil et Fritzy vint s'asseoir sur mes genoux. La vieille dame me servit un thé et une part de gâteau, tout me paraissait absolument parfait, j'étais dans un état de douce félicité. Elle me raconta ses voyages partout dans le monde, elle aimait faire revivre des maisons oubliées, « Elles ont une âme », me dit-elle.
Je me posais une foule de questions, et en même temps, je me fichais complètement des réponses. Rien n'avait d'importance.
Je repartis au bout d'un temps qui m'avait semblé à la fois infini et très court. Pourtant, j'arrivai chez moi à la même heure que d'habitude.
- Papa, il y a une dame qui habite maintenant la vieille maison éclusière abandonnée, annonçai-je.
- Comment cela, non, ce n'est pas possible, la mairie a même décidé de condamner la maison, rétorqua mon père. Si quelqu'un squatte les lieux, il ne pourra pas y rester longtemps, de toute façon cette maison est presque en ruines. Tu as vu une dame dedans ? Ne t'en approche pas hein, fais attention, on ne sait pas ce qu'elle pourrait faire, d'accord ?
- Oui, papa, répondis-je.
Je ne pouvais pas tout lui raconter, la maison si joliment rénovée, le chat qui parle, les fleurs, les chants des enfants… Soit il ne me croirait pas, soit il ne comprendrait pas. Je décidai de l'emmener voir par lui-même.
Le lendemain il n'y avait pas d'école puisque nous étions samedi. Dès le matin, je le sollicitai avec insistance pour qu'il vienne se promener le long du canal avec moi. Il fallait qu'il voie ça ! Tout comme moi, il ressentirait ce bonheur merveilleux, ce bien-être total que j'avais ressenti en rentrant chez la vieille dame. Je voulais qu'il puisse à nouveau être heureux, comme quand maman était là, je ne tenais plus en place à cette idée. Il allait être subjugué, il n'en croirait pas ses yeux ! Et puis je brûlais d'impatience de revoir cette dame si extraordinaire avec son chat Fritzy, et de leur présenter mon papa. Ce dernier quant à lui était curieux de voir qui pouvait bien squatter la ruine.
Nous approchâmes de la maison. De loin, elle me semblait bien terne. Plus nous avancions, plus elle avait l'air déserte. Le halo de lumière qui l'entourait hier avait disparu. Je ne distinguais plus les fleurs qui ornaient le jardin, d'ailleurs celui-ci paraissait être retourné à l'état de friche. En fait, il n'y avait plus de doute à présent, la maison était redevenue comme avant. J'étais atterrée. Je me sentis envahie d'une immense tristesse. Mais en arrivant devant l'entrée, un choc encore plus grand m'attendait : des briques avaient remplacé la porte, un mur de brique bloquait l'entrée.
- Ah, finalement ils l'ont condamnée plus vite que prévu. Ils ont dû faire ça hier. Alors, tu vois, qu'est-ce que tu racontes ? Il ne pouvait pas y avoir quelqu'un, pourquoi est-ce que tu as inventé toute cette histoire ?, me demanda mon père.
- Je ne sais pas papa, ça m'embête qu'ils aient fait ça, répondis-je avec une boule dans la gorge. J'avais envie de pleurer.
- Oui, bien sûr, je comprends, dit-il.
Nous restâmes un moment à regarder ce mur gris. Je me sentais perdue, je me demandais si j'étais folle.
Et là, au moment de repartir, et alors que le gris s'était emparé de moi, une petite lueur, puis deux, puis des dizaines, surgirent de nulle part et s'approchèrent de nous en voletant, comme de tout petits papillons qui se mirent à tourner calmement autour de papa et moi, et soudain cette sensation de félicité me remplit de nouveau en même temps que j'entendis au loin les chœurs des enfants. Alors je regardai mon père, les yeux émerveillés levés vers cette nuée féérique, et je sus qu'à ce moment-là il était heureux, et que je n'avais pas rêvé.