3 octobre 1965 : Cher journal, pardonne-moi ce temps si long qui m’a séparé de toi. Il m’aura fallu cinq longues et pénibles années pour me sortir de cet enfer. Un état que je ne souhaite à personne. Aujourd’hui, j’ai le plaisir de t’annoncer la naissance de notre fille Marguerite, elle est née il y a 2 jours. Jean et moi sommes comblés.
Un flash me revient. Il faut que je t’en parle. Tu m’as tellement manqué et maintenant, j’y arrive. Je me rappelle de ce jour-là sombre comme une nuit où j’avais beau regarder le ciel, aucune lueur ne parvenait à briller suffisamment pour me réchauffer : c’était le 4 mai 1960. Jean me prenait dans ses bras comme pour me maintenir en vie malgré mon corps vidé.
Nous avons l’immense chagrin d’annoncer la mort de notre enfant, Zelly. Notre enfant ne respire plus. Nous manquons d’air à notre tour. Avant même de l’avoir serré vivante dans mes bras, ses yeux se sont clos. Sa chaleur éteinte. Son cri étouffé. Un silence s’immisce alors dans nos vies et tapisse nos jours d’encre noire et nos nuits de pensées furibondes.
Seule dans ma chambre, les infirmières me lancent des regards bienveillants et aux jeunes mamans, se risquant près de ma porte ouverte, d’autres réprobateurs semblants leur commander de se taire. Des pleurs de nouveaux-nés dans le couloir résonnent en moi comme un glas insupportable. Dans cette pièce sans fenêtre, pas de berceau non plus. Au jeu de la vie, j’ai passé ce jour-là mon tour et le temps a suspendu son vol. Tu comprends mon cher Journal, le bonheur attendu ne s’est pas présenté. Je n’ai rien à partager. Juste mes larmes qui n’en finissent pas de couler, serrant contre mon cœur un ours en peluche brodé du prénom de ma fille tellement vive dans ma tête, mais cruellement absente le jour de sa naissance. Un linceul tâché du sang qui n’est pas le mien me sert de mouchoir.
Je n’ai pas eu le droit de la voir. Ma Zelly. Ma si petite fille. Tu es partie dans les bras de cette femme qui m’annonçait quelques heures après qu’il me faudrait être forte. Seule face à cette folle, je restais muette. Interdite. Je ne comprenais pas. On me cachait quelque chose. Le plus beau jour de ma vie prenait des airs de fausse note. Pourquoi ne pouvais-je pas serrer ma fille, mon premier enfant, contre moi ? Je n’obtenais en réponse qu’un silence oppressant qui décuplait mon inquiétude.
Au troisième jour sans paroles, sans envies, sans raison, je demandais à cette blouse rose « Suffit-il que je me réveille pour y voir clair ? Dites-moi ce qui s’est passé. Parlez-moi ! Où est ma fille ? »… La réponse, rompant l’angoisse d’un mutisme éternisé, acheva tout espoir de me résoudre à reprendre souffle : « Madame, votre fille a fait le choix de ne pas vivre. On l’a mis dans le frigo en attendant la prochaine levée des encombrants. Reposez-vous maintenant et ne posez plus de questions, ça vous ferait du mal. Préférez le calme et soyez discrète. Une telle nouvelle, la bonne réputation de notre clinique n’en a pas besoin. »
La blouse rose dessina alors un signe sur sa bouche pour me signifier de ne propager cette annonce à personne et tout irait bien. Elle sortit ensuite en me disant sans même se retourner que je pourrai sortir le lendemain.