Je dis au revoir à ma mère devant la porte avec deux baisers, une forte étreinte et la surprise de constater que tout ce que j’avais découvert lors de ces derniers jours, ne parvenait pas à modifier notre relation.
Pendant l’occupation allemande, ma grand-mère, alors âgée de 23 ans avait connu à la piscine Deligny à Paris, un officier de l’armée allemande.
Amours dangereuses pour le moins, elle le savait, mais quand on croise une telle passion, peu lui importa que son pays se soit agenouillé devant l’ennemi.
Mariée en 1940, Jean son mari, prisonnier de guerre, d’évasion en évasion, se retrouva dans un stalag disciplinaire, le pire d’entre tous, en Ukraine. Il y vécu là l’enfer, dans une grande dignité.
Ma mère vit le jour en 1942.
Mon grand père libéré par les américains à Magdebourg en Allemagne en Avril 1945, retrouva à Paris, femme et enfant, enfant à laquelle il donna son nom…
La captivité, les privations, les humiliations prêtent au pardon.
Mon grand père n'était donc pas son père.
Ma mère connaissait son histoire, l’existence de ce père inconnu mais fantasmé, et surtout la passion dévorante que sa mère avait eue pour lui ; une complicité fusionnelle, indestructible, qui dépassera au fils des années l’entendement, s’installa très tôt, entre ces deux femmes, si bien que la seconde (ma mère…) avant d’être épouse et mère, fut et avant tout la fille de sa mère… Et le demeurera au-delà du décès de celle-ci.
Née pour ma part 30 ans plus tard d’une deuxième union de ma mère, je ne fus pas « l’enfant de l’amour » ; loin s’en faut…
Ma mère ne pouvait s’engager dans une relation durable ; certes, elle se laissait courtiser, mais se déclarait « incapable » d’éprouver un sentiment amoureux. Comme s'il n'y avait pas de place dans sa capacité à être disponible pour un homme, et surtout dans celle à aimer et être aimée.
Souvent, je me suis dit qu'elle affichait un grand mépris pour les amours heureuses, sans comprendre pourquoi.
Elle se maria une première fois, pour ne pas coiffer sainte Catherine, et une seconde pour avoir un enfant.
Vu de l’extérieur, j’eus une enfance heureuse ; je ne manquais de rien ; je portais de jolis vêtements, la plupart du temps, onéreux. A Noël, à mes anniversaires, j’avais les plus beaux jouets ; tous les étés, j’avais droit à deux mois de vacances.
Lorsque j’eus cinq ans, ma mère décida de reprendre son travail, et c’est ainsi que je vécus jusqu’à l’âge de 11 ans chez mes grands parents. Beau cadeau que ma mère faisait là, à sa sienne…, qui venait de prendre sa retraite et avait du temps à combler.
Bonne élève (avant tout, pour attirer l'attention, le réalisai-je plus tard), timide jusqu’à l’isolement, je ne suscitais pas l’amitié des autres enfants. Ce que les autres prennent pour de la sauvagerie, rend suspect.
Fille unique, qui le demeurera, je m’inventai au fil des ans un monde parallèle ; un monde où la mère choyait son enfant et adorait son mari.
Le dimanche, ma mère sortait avec sa mère, et moi avec mon père. Notre complicité muette (sur laquelle, je ne mis des mots que bien plus tard) était faite d’abandon, de manque et de tristesse. Qu’il n’exprimait pas. Et moi non plus.
Adulte, je fis des choix calamiteux dans le domaine de l’amour…Je fonçais tête baissée dans des histoires perdues d’avance, et fuyais celles qui auraient pu aboutir.
Aujourd’hui, j’ai 40 ans et j’attends un enfant ; le premier. Et vraisemblablement le dernier. Il a un père ; digne de ce nom; et il sera l’enfant de l’amour... Ainsi l’histoire ne se répètera pas.
Ma relation avec ma mère au fils des années restera ce qu’elle a toujours été : beaucoup de rancœur ambivalente, confuse et jamais exprimée de ma part, et une grande incompréhension quant à ce que j’étais et suis toujours, de la sienne : pendant toutes ces années, j’avais été Femme, avant d’être « Fille », et ce statut ne pouvait que la déranger, voir lui déplaire. A ses yeux j’étais une fille distante, peu attentionnée, et qui de surcroit, s’intéressait au hommes.
J’avais peu parlé pendant toutes ces années, et ce n'était pas faute d'avoir essayé; mais ma mère éludait toute tentative de ma part, comme si nous n'avions aucun passé en commun.
Aujourd’hui, c’est vrai, je comprenais mieux le cheminement de ma mère en tant que femme ; son géniteur avait aimé sa mère d’une folle passion, elle était le fruit de cette passion et aucun homme n’aurait donc pu, tout au moins à ses yeux, lui apporter cette plénitude; par ailleurs, aucune autre femme que sa mère, et surtout pas elle, n'aurait pu se sentir à ce point exister jusqu'à être emportée dans le ravissement à l'autre.
Cela dit, j’aurais aimé lui parler de tant de choses, encore et encore. De ma souffrance, de mes manques jamais comblés, de ce sentiment d’abandon qui devait décider des errances de ma vie.
De mon père, son mari…
Ce n’est peut être pas là, l’unique secret, pensai-je ensuite, mais j’étais fatiguée, très fatiguée.