"Je dis au revoir à ma mère devant la porte avec deux baisers, une forte étreinte et la surprise de constater que tout ce que j'avais découvert lors de ces derniers jours ne parvenait pas à modifier notre relation.
L'éclair de lucidité dont elle venait de faire preuve, incroyable, imprévisible,comme si la maladie qui possédait son âme avait lâché sa garde quelques instants. Je préfère penser à un cadeau divin, une victoire éphémère de ma mère pour retrouver ses esprits et ainsi faire rejaillir les fantômes. J'essaie de m'en convaincre, pourtant je ne peux croire qu'elle ait choisi d'elle même de me faire ces révélations, l'anéantissement de ses facultés de discernement constitue probablement l'élément central de la résuréction de ces souvenirs.
Ses spectres du passé, errant à chaque pas de ma vie, déposant un linceul grisatre sur mes pupilles, ils prenaient soudain forme. Réalité presque vivante, évènements lointains devenus violement palpables, émergence crue de l'histoire des origines.
Ce que j'avais tant d'années ressenti au fond, la peur qui tenaille, la terreur qui pétrifie, s'incarnaient étrangement dans des représentations mentales, des scénarios imaginaires, des reconstructions psychiques. Cette souffrance au fond de moi prenait un visage, un corps, la douleur comme un corbeau noir qui ne me quittait jamais, qui m'épiait sans cesse perdait fatalement son anonymat.
Enfin, j'accédais à un sens, une signification qui tendait à circonscrire ma folie, ma douleur insensée jusqu'au délire. Ma pensée se construisait, comme un casse tête que l'on comprend d'un seul coup, par l'éclair d'une idée. Les révélations s'étaient abattues comme la foudre, et je m'en sentaits électrocuté, assomée, il me faudrait digérer, métaboliser ce que je venais d'apprendre.
Les outrages que j'apprenais, ils ne faisaient que prendre forme sous les mots, je pris soudain la gravité de la situation, ma mère venait de trouver la force de créer des phrases pour énoncer l'indiscible, alors qu'elle n'avait plus la capacité de se nourrir seule. Une nouvelle ironie de la vie.
L'intensité de mon mal, l'incroyable impossibilité de s'en sortir, le poids du destin, rien ne changeait tout à fait. Pourtant, j'avais l'idée de tirer le fil de ce qui venait de m'être dit, comme une main qui m'aurait été tendue. Je me sentais convaincu que les mots et la connaissance de mon histoire me permettrait d'élaborer une partie de cette souffrance insérée au fond de moi. La révélation dont je venais d'être l'objet ne pouvait être qu'un début.
Ce n'est peut-être pas l'unique secret, pensai-je ensuite, mais j'étais fatigué, très fatigué."