Manhattan, le 8 Juin
A bout de forces et d'espoir, je lui avais lancé un ultimatum : le 4 Juillet.
Pourquoi cette date ? C'était certes Independance Day mais surtout et avant tout, c'était celle de mon anniversaire.
20 ans..., ce devait être là, une étape, un renouveau, une renaissance, un départ...ou rien.
Et puis, il y avait ce stage, en Europe...
Je l'avais connu à l'Université où il venait parfois donner qqs cours de philo détonante, enfin...comparée à celle des "grands" de ce monde.
Il prônait l'anti héros, l'anti bourgeois, le scepticisme, le clivage entre vivre ses rêves et rêver sa vie et l'impossibilité quasi génétique de faire des choix.
Peu à l'aise dans son quotidien, obsédé par la mort et le sexe, hypocondriaque, myope, accro à la psychanalyse, il avait largement l'âge d'être mon père, mais quand il me couvrait de baisers et de promesses sous le pont de Brooklyn, je me moquais bien de sa quarantaine pour le moins névrotique.
Je souffrais cependant de sa propension à entretenir la réflexion à l'excès, de sa vie intérieure confuse et tourmentée , de son manque de détermination...: certes empathique et convivial, il confondait souvent prendre une décision et se jeter à l'eau.
Nous avions vécu ensemble quelques mois; chez moi. Son loft sur Park Avenue me mettait mal à l'aise, me rendait mélancolique : un mélange de laisser-aller de célibataire-bourgeois refoulé, qui prenait le jour pour la nuit, son lit toujours défait, et où manifestement, tel une provocation, il passait du bon temps avec les marginales de Soho, celles-là même qu'il disait exécrer, du fait de leur prétention intellectuelle.
Je l'aimais... Et de ses sentiments, je ne doutais pas, même s'il s'y engluait souvent jusqu'à en douter, jusqu'à les nier.
Son regard qu'il ne maitrisait pas, lui, ne me trompait pas.
S'engager, voilà ce que j'attendais de lui.
Or, à son âge, il n'avais jamais sauté le pas... Depuis des mois, faute de mieux, j'adhérais à "ses règles".
On me proposait donc un stage de six mois en Europe, stage inespéré qui avait déclenché bien des jalousies autour de moi, sur le campus.
Un choix s'imposait donc : partir ? Rester ? L'idéal pour moi, était qu'il m'accompagne.
Les jours passaient, ultimatum ou pas, on se voyait, on trainait la nuit au River Cafe, on s'aimait. Comme toujours, il m'appelait à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit pour me parler d'une idée géniale qui le traversait, pour finalement au bout de cinq minutes, la trouver banale à pleurer. Comme toujours, il me parlait de ses angoisses, de Ralph, son copain de toujours, qui, je l'avais souvent constaté, décidait souvent à sa place.
Il n'osait parler de "nous", mais je sentais bien qu'il en mourrait d'envie, voir même qu'il était malheureux.
Le 23 Juin, après une soirée bien arrosée chez Da Nico, fortement encouragée par Jane et Sarah, je décidai de ne plus le voir, de ne plus l'entendre, bref de ne plus donner signe de vie jusqu'à ce fameux 4 Juillet.
L'alcool m'empêchait alors d'imaginer quelle souffrance j'allais m'infliger.
Néanmoins, je tins bon...
Hébergée par Sarah, j'étais devenue quasiment introuvable pour qui avait l'habitude de me trouver chez moi.
Le fait d'imaginer qu'il ne pouvait que me chercher, se poser des questions, s'inquiéter, imaginer le pire, me donnait la force de ceux qui ont la maitrise d'une situation, et donc ne la subissent pas.
En même temps, j'étais en manque de lui; en manque de nous. En même temps, je commençais à me poser des questions : était-il immature ou misogyne ? Un innocent qui s'ignore ou un profiteur de l'altruisme féminin ? Un complexé à l'excès dont la vie (qu'il disait vide ?!) avait besoin pour lui donner un sens, de l'amour d'une femme, de préférence vulnérable (et très éprise...) ?
Le temps passait, des interrogations de plus en plus inattendues m'assaillaient. J'aurais voulu les refouler mais elles s'imposaient. Pire, elles comblaient le manque dont je souffrais.
Je savais par Sarah qu'il remuait ciel et terre, juste pour m'apercevoir, qu'il errait souvent sous le pont de brooklyn, chez Pepe Giallo dont nous aimions autrefois, les pâtes arrosées de Lambrusco, dont les bulles me faisaient perdre la tête.
Cette tête que j'avais bel et bien perdue...
Le 2 Juillet, mes billets d'avion trônaient sur la table à côté de mon passeport; le 3, j'avais bouclé mes valises.
Le 4, Sarah me proposa un pique nique à Central Park; traditions des traditions, j'acceptais. Tout Manhattan ou presque s'y était donné rendez-vous, comme tous les ans.
Hallucination, rêve éveillé, plaisanterie douteuse de mon inconscient, apparition..., Il était là.
Visage fripé, un air de chien battu, mal fringué, comme figé.
Il était là, tel une impossibilité.
Une impossibilité...
Incontournable.