En pleine émergence de l'inconscience où j'étais plongée, je constate que je suis prisonnière de mon automobile. Je n'arrive pas à me souvenir, même sommairement, des événements dramatiques qui, de toute évidence, viennent de se produire. Je ressens une vive douleur au visage et aux deux jambes. Coincée dans ce qui me semble être devenu un amas de ferraille, je n'arrive pas à bouger. En écho d'abord, puis plus clairement, j'entends des voix et comprends qu'on s'affaire à me sortir de là. Face à moi, le pare-brise fissuré ressemble à une énorme toile d'araignée. Depuis combien de temps suis-je à croupir dans ce qui ressemble maintenant plus à un cercueil qu'à une automobile ? Des coulisses de sang sillonnent mon visage. Puis, dans la longue attente de ma délivrance, peu à peu la mémoire me revient et me plonge dans une souffrance innommable.
Je suis au labo. Seule. Je termine ma journée de travail après quelques heures supplémentaires. Je finis d'aseptiser mes instruments de travail quand Jean-Marc, le nouveau stagiaire, entre dans la pièce et se dirige rapidement vers moi, me saisit brusquement par le cou et m'accule au mur en vociférant d'un ton sans équivoque qu'il me fera perdre ce petit air hautain qui le rend furieux depuis notre première rencontre. En l'espace de quelques minutes qui me semble une éternité, il me tabasse, m'injurie et me viole avec une rage inouïe. Suivent les menaces de mort si je le dénonce. M'abandonnant pantelante sur le plancher, il part en m'assénant un dernier regard empreint de haine en affichant un air glorieux. Je reste sur place, immobile pendant de longues minutes. Puis, je me relève malgré les douleurs ressenties, en ayant la certitude que pas un seul muscle de mon corps n'a été épargné. Je rajuste mes vêtements, m'asperge la figure d'eau froide. Je ne pense qu'à une seule chose: quitter cet endroit au plus vite. J'attrape mon sac à main au passage et part en courant en me contraignant d'afficher un air détendu pour ne pas attirer l'attention car je n'ai aucune envie de parler à qui que ce soit. En passant devant la guérite du gardien de l'immeuble, je m'arrête comme à mon habitude et signe le registre des présences. Je sors de l'immeuble et me dirige comme un automate vers mon automobile. Je m'assois et prends quelques grandes respirations pour me calmer un peu. Je mets le moteur en marche et quitte l'aire de stationnement. Je n'ai aucune envie de rentrer à l'appartement. Mais où aller ? Instinctivement, je pense à Loulou, mon amie, ma confidente. Elle est la seule à qui je peux raconter mon malheur. La sachant à la mer, je n'hésite pas un seul instant à prendre l'autoroute en direction du Sud. Je roule depuis presque deux heures quand, soudain, mes larmes jaillissent sans que je ne puisse les arrêter. Ma vision s'embrouille et bien que la circulation soit dense de tous ces vacanciers qui essaient eux aussi de rejoindre la mer, j'appuie de toutes mes forces sur l'accélérateur pour écraser la douleur vive qui m'enserre la poitrine. Je perds le contrôle de mon véhicule. Puis, surviennent le bruit de l'impact, les tonneaux, le grand trou noir.
Beaucoup plus tard, lorsqu'on me transporte sur une civière vers l'ambulance, j'aperçois un énorme bouchon de circulation occasionné par mon désespoir. J'ai une pensée pour tous ces gens qui attendent sous un soleil de plomb de reprendre leur route.