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Le léger balancement de ma chaise et l'inutilité des faits divers dispensés par la feuille de chou locale m'enferment peu à peu dans une torpeur lancinante. Le ronronnement du ventilateur finit de me plonger dans les limbes de la somnolence, jusqu'à ce qu'un bâillement trop marqué manque de me faire basculer à la renverse. Le vertige et la sensation de chute me remettent brutalement les idées en place. Je passe fermement mes mains calleuses sur mon visage pour redonner vie à ma peau avachie, mais la journée est longue, trop longue. Un bruit attire enfin mon attention et j'aperçois Luigi dans l'entrebâillement de la porte.

 

Luigi, le livreur, celui qui connait toujours un type qui connait un type… Je le vois caresser la porte de mon bureau, avec sa tronche de fouine, bien décidé à se faufiler dans la pièce alors que la porte est tout juste entrouverte. C'est vrai qu'elle grince, ma porte, les charnières sont sans doute plus vieilles que moi et je n'ai pas souvenir d'y avoir déjà mis la moindre goutte d'huile. Mais ça ne me gêne pas. Ca ne gêne personne. Sauf Luigi. C'est un animal craintif, Luigi, que le moindre bruit fait sursauter, alors forcément, faire grincer une porte… ca le terrifie. Toujours est-il qu'il parvient à entrer, comme un souffle, sans bruit. Un regard derrière lui, un coup d'œil par la fenêtre, comme une bête traquée, une proie perpétuelle. C'est le métier qui veut ça : Luigi est une commère, une balance, pratiquement un indic dont la misérable vie se résume à trahir tout ce qui bouge pour une poignée de biftons. Y'a de quoi développer une certaine méfiance vis-à-vis de l'humanité, sans vouloir faire de psychologie de comptoir.

 

Mais je m'égare…

 

Luigi, donc, débarque dans son meilleur rôle, celui de la concierge, avec une info de premier choix, comme il dit.

-       Eva est en ville.

-       Où ?

-       Devine ?

 

La réponse est évidente, il sait que je sais. Je me lève calmement, attrape mon pardessus et l'enfile, époussetant machinalement une tâche brunâtre incrustée depuis des années. J'y peux rien, c'est un réflexe. Cette tâche a son histoire, ce sang est mon histoire, et ce pardessus est un pense-bête indispensable. C'est du moins ce que je croyais.

 

Il ne me faut pas longtemps, à peine le temps d'un cigare nerveusement espiré, pour atteindre le Blue Cherry, le club de jazz où Eva avait ses habitudes… et ses habitués. Loin des grands boulevards mis à nu par la lumière des vitrines, perdue dans une sombre ruelle, le Blue Cherry n'a jamais eu besoin d'avoir pignon sur rue pour attirer les connaisseurs. C'était son territoire, son royaume, et elle y trônait comme une Reine de Saba entourée d'eunuques. Des mouches virevoltant autour d'un pot de confiture, partagées entre le désir de s'y poser et la conscience qu'il s'agirait probablement de leur dernier atterrissage. Tentant, de goûter à un océan de plaisirs sucrés, mais fatal : la douceur a tôt fait de vous envelopper, lentement, chaudement, et de vous enivrer jusqu'à l'étouffement.

 

Merde, je divague encore.

 

Me voilà donc au club, après deux ans de refus farouche d'en pousser la porte à nouveau. Rien n'a bougé dans ce long boyau de briques. Thelonious Monk en fond sonore, néons fatigués grésillant comme des cigales asthmatiques, tentures Bordeaux couvrant les murs décrépis, volutes de fumée se perdant dans un nuage dense masquant le plafond. Ca me rappelle une phrase qu'Eva répétait souvent : "cette cave n'a pas de toit… Au-dessus du nuage, il n'y a que le ciel". Et puis la clientèle, une vingtaine d'anonymes disséminés dans la salle, des masses sans visage, des figurants recroquevillés sur leur verre, sur leur table, sur leur vie. Un coup d'œil rapide à ma vieille montre à gousset me fait comprendre la raison d'une telle présence, si on peut appeler ça de la raison. En cette fin d'après midi, cette misérable assemblée a simplement pris place, paisiblement, en attendant que les filles arrivent sur scène et leur apportent leur dose de rêves.

 

Le vieux Sonny est toujours derrière le comptoir. Il doit facilement avoir 70 ans maintenant, et plus vraiment toutes ses dents. Il a dû en voir défiler, Sonny, de la petite frappe comme du gouverneur, du gros mafieux comme du magnat de la finance, et jamais un mot, ni merci ni au revoir. Juste ses yeux de bouledogue cramoisi pour se faire comprendre. Ca a toujours suffi, et ça suffit encore. D'un regard, il me fait comprendre qu'il m'a reconnu. Je m'approche.

 

-       Bloody Mary. Sans lésiner sur le Tabasco.

 

J'aurai pu m'éviter la précision, je sais très bien qu'il n'a pas oublié. Il ne m'a jamais entendu commander autre chose, et j'ai dû en boire des tonneaux entiers, à l'époque où j'étais plus souvent ici qu'à l'air libre. Le mélange est rapide. Le service, minimal. Mais son regard m'oriente vers le fond de la salle. Je suis ses yeux vers d'autres yeux. Elle est là.

 

Eva.

 

Assise derrière une petite table ronde, au pied de la scène encore vide, elle me fixe de toute la froideur de son regard d'acier. L'iris bleu clair, presque gris, ressort comme jamais de son visage hâlé et de sa chevelure d'un noir de geai. Vêtue d'une simple robe bustier noire, elle est, comme dans mes souvenirs, à mi-chemin entre la noblesse condescendante et l'érotisme assumé. Un port de tête de princesse, des épaules à croquer, des lèvres vermillon finement dessinées. Rien n'a changé, et son immobilité alors que je m'approche ne fait que renforcer son statut d'image, d'icône, de symbole. Lentement, sans quitter son regard, je m'assois face à elle. A son cou, un discret pendentif en forme de cœur attire immanquablement le regard vers sa poitrine aguicheuse. Au dernier moment, j'aperçois sur une chaise, à ses côtés, un minuscule chien, les yeux rivés sur Eva, transis, idolâtre, comme si sa respiration même dépendait du bon vouloir de sa maîtresse. Un basset nain, ridiculement habillé d'un tartan rouge et bleu. Animal accessoire, admirateur indéfectible, peluche amoureuse, ce chien lui va à ravir.

 

-       Tu m'offres un verre ?

 

Je me retourne et fais signe à Sonny, qui se traine lourdement en notre direction, comme si la dizaine de mètres entre nous était un marathon pour ses articulations fatiguées.

 

-       Une mesure de sirop de pomme, une mesure de Gin, une mesure de Brandy, une mesure de jus de citron. Et le reste en glace pilée.

 

Le regard complice et satisfait d'Eva me confirment que je n'ai pas oublié la recette de son hydromel. Comment pourrais-je l'oublier…

 

-       Ca fait un bail.

-       Deux ans.

-       Je suis contente de te revoir.

-       J'aimerais en dire autant, mais je ne suis pas certain que ta présence soit une bonne nouvelle pour ma santé.

-       Pourquoi es-tu là, alors ?

-       Ne demande pas à un camé pourquoi il joue à la roulette russe…

-       Je ne reste pas longtemps en ville, si ça peut te rassurer.

-       Tu repars quand ?

-       Le 17.

-       Tu es seule ?

-       L'ai-je déjà été ?

 

Elle dévoile ses dents blanches dans un large sourire, tout en plongeant dans le mien son regard moqueur, taquin, dominateur. Les souvenirs affluent. Cette soirée, il y a deux ans. Cela faisait des mois que je faisais partie des mouches, que je tourbillonnais autour d'Eva en espérant attirer son regard, son attention, ses faveurs. Des mois à l'observer, de loin d'abord, et puis à me rapprocher peu à peu, à effleurer son univers, à rentrer dans sa danse. Je n'étais qu'un papillon parmi d'autres, fasciné par une unique lumière, un Icare inconscient, trop heureux d'approcher le soleil. Qu'importe la chute, alors. Seul l'atterrissage vient vous révéler votre méprise. Et ce soir là, le retour sur le plancher des vaches fut douloureux.

 

Porté par les Bloody Mary, enivré par les rires lumineux d'Eva, j'avais franchi une limite interdite, transgressé une règle tacite partagée par tous les cancrelats qui l'entouraient. Alors que nous sortions du club, tapis de vermine rehaussé par sa beauté de reine, j'avais outrepassé mes droits fondamentaux. Dans un mouvement naturel, dans la continuité du sien, j'avais enlacé Eva comme on recueille un oisillon tombé du nid. J'ai encore en mémoire le toucher de la soie de sa robe. Nos regards s'étaient alors rencontrés, sans crainte, sans refus, l'espace d'une seconde éternelle. Mais brusquement, l'oisillon m'avait été arraché. Les cafards, les autres, s'étaient rués sur moi, visiblement décidés à me faire payer mon blasphème. Rapidement trainé vers une arrière cour, j'avais été copieusement tabassé par une demi-douzaine de gueux, furieux que j'aie porter la main sur notre déesse commune, notre grande prêtresse, notre absolu.

 

Solidement attaché à un poteau, ils m'avaient laissé là, à pisser le sang sur mon pardessus, jusqu'au petit matin où les habitants de coin m'avaient finalement délivré. Après cette nuit, Eva disparut du club. Rapidement, tout le monde apprit qu'elle avait quitté la ville, fermement encouragée par le patron du Blue Cherry pour éviter les problèmes. Comme si je pouvais faire quoi que ce soit, comme si j'avais la moindre capacité à envenimer les choses… Je m'étais donc rangé, moi aussi, et dérivais depuis deux ans dans la morosité du quotidien, sans parvenir à chasser le visage d'Eva de mes paupières. Chaque sommeil, le moindre clignement, et elle apparaissait, toujours plus belle, toujours plus proche.

 

-       Qu'est ce que tu es venue chercher ici ?

-       Quelques souvenirs…

-       J'en fais partie ?

-       Oui… en fait, non, pas un souvenir, pas tout à fait.

-       Je suis quoi, alors ?

-       Un remord, surement. Un regret, peut-être.

 

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