Le panneau d'affichage digital Soonandquick avait détecté un groupe de passants et allait se mettre en branle. Il ne fallait pas rater l'occasion de vanter les mérites de la dernière génération de gel cicatrisant instantané auquel les marketteurs avaient donné le nom désuet de "Sparadrap".
A l'intérieur de l'affiche, Jeanne devait vite se préparer et se mettre en place. Le scénario de cette neuro-publicité était simple:
· Tu es dans la cuisine
· Tu virevoltes et fais des claquettes en préparant le repas
· Et paf, tu glisses, tu dérapes, tu tombes
· Tout le monde doit te voir tomber, avoir envie de te ramasser et de courir acheter un flacon de Sparadrap pour soigner ton sourcil égratigné.
Et comme par miracle, un flacon de Sparadrap apparaissait, là, dans le coin, en bas à droite, en 3D. On était entré dans l'ère de la publicité neuro -subliminale et c'était saisissant de réalité: le flacon chatouillait tous les sens avec ses couleurs bleues et ses effluves sucrées délicieusement régressives. Les passants se transformeraient en secouristes dévoués sans coup férir.
Mais Jeanne se sentait molle, amorphe et décalée. Se mettre sur ses pieds, exécuter des pas de danse, vivre à travers un panneau même digital lui paraissait encore plus illusoire que retrouver sa gloire passée: Jeanne était désormais à l'automne de sa vie. Dans un passé pas si lointain, elle avait connu la gloire de l'opéra, la danse au rythme des orchestres de cuivre, la libération des corps qui soutenait la libération des femmes. Elle en était réduite maintenant à passer pour une ménagère heureuse et accomplie. Le paradoxe lui semblait complètement aberrant et anachronique: alors que le monde avait développé des technologies époustouflantes, mettant la télé transportation des séries de son enfance à portée de main, on en était encore à vanter le mérite et la supposée joie forcément féminine du grattage de casseroles et des moquettes rutilantes.
Un léger vrombissement ramena Jeanne à la réalité: le groupe approchait. Un petit jet de senteur barba papa pour leur chatouiller les narines, une musique entraînante synonyme de joie de vivre dans une maison resplendissante. Jeanne comme une danseuse dans sa boîte à musique mécanique, se mit à virevolter à en oublier ses illusions perdues.