« Tu parie ? »
Le regard de Robin débordait de malices, son éternel sourire farceur lui tordant le visage. Il tendit la main vers moi, à plat. Son pull trop grand pour lui, cachant la moitié de la main et ses cheveux sens dessus dessous le faisait ressembler à un rongeur sortant de son terrier après de longs mois d'hibernation. J'attrapais sa main dans un claquement et la secouai comiquement.
« J'suis sûr dans une heure t'est assoupi, lui déclarais-je.
- T'as p't'être besoin que j'te chante une berceuse ? »
Eclats de rire et regards défiants. Une semaine sans dormir. Ça devait être simple. Un bon stock de boissons énergisantes et je l'a verrait même pas défiler. De plus, c'était les vacances donc je ne devrais pas être trop surmené par le travail.
En temps normal, j'étais étudiant en art. Mon appartement envahit de cadres, de pinceaux et de matériel divers pouvait en témoigner. Robin et moi nous étions les deux glandeurs au fond de la classe mais une fois chez nous, nous entrainions notre pratique assidument. Il n'y avait rien de plus passionnant que de passer des heures à se creuser les méninges sur la bonne couleur à employer ou sur la taille du pinceau.
Les trois premières journées passaient rapidement et furent plutôt aisée. On avait passé notre temps vautrés dans le canapé à s'envoyer des heures et des heures de films d'action. Quand l'un de nous deux sentait un coup de mou, cela se sentait, car il allait immédiatement dehors courir ou prendre une douche ce qui déclencher toujours l'hilarité et les moqueries chez l'autre. A ce stade, les membres commençaient à s'engourdir et les yeux n'étaient jamais complètement ouverts. Le canapé qui, passait les premières heures était inconfortable, devenait au bout d'un certain temps un bon nid moelleux. Même le parquet du salon pouvait faire l'affaire, et passait devant mon lit douillet était une véritable torture.
Le quatrième jour commençait à devenir compliqué. Les forces diminuaient comme neige au soleil et même se lever était difficile. Des étoiles s'installaient devant les yeux et la tête tournaient de tous les côtés comme une boussole défectueuse. Supporter les moqueries de Robin était aussi une dure épreuve, mais il était hors de question de le laisser gagner. Nous n'avions pas fixé de gage au perdant mais s'il en instaurer un, il serait vraiment difficile à exécuter, le connaissant. Nous nous observions l'un l'autre, comme deux lions dans une cage. Ce pari stupide était devenu une véritable compétition.
A l'aube du cinquième jour, rien n'est comme avant. Il est même impossible de s'avoir si l'on est éveillé ou si l'on a succombé aux bras de Morphée. C'est d'ailleurs ce que j'ai cru en fin de matinée. Mais j'ai compris que j'étais éveillé quand j'ai entendu Robin me réclamait de la fermer. Je marmonner, croyant m'être assoupi, sans même m'en apercevoir. La frontière entre réalité et imagination venait de céder. J'entrais dans un monde à l'envers auquel je ne pouvais avoir confiance. Je me sens comme Alice tombant dans le pays des merveilles, avec des foutues lapins blancs, des gâteaux rétrécissant, et des reines de cœurs fulminantes. Le pire c'est les voix. D'abord un bruissement, puis comme une véritable assemblée se tenant dans mon esprit. Un gigantesque débat prenant lieu. Et parmi ces voix, certaines se font implorantes, elles sont faites de pleurs stridents, et de cris soudains. Mon corps réclamait le sommeil et me le faisait savoir. Je me demande si Robin vit les mêmes choses, s'il en peut plus. Je me demande même s'il est encore présent.
Et lors de la nuit du cinquième jour, plus rien. Un vide. Ou du moins, plus de traces du monde réel. Car dans mon esprit se jouait une histoire invraisemblable. Le rêve s'était installé dans ma tête. Je voyais des bœufs resplendissants, des soldats de pierres qui me beuglaient dessus, un brouhaha incompréhensibles, et de longs serpents d'acier. Tout ce beau monde scintillait, une lueur jaune et blanche. A certains moments, c'était aveuglant, à d'autres j'étais dans un monde d'ombre où je ne voyais pas mes pieds. Puis soudain, une lumière. Comme une étoile. Juste devant ma figure. J'avais jamais vu ça. J'avais l'impression que mes yeux s'enflammaient. Que je ne verrais plus jamais. C'est alors que je vis se dessiner des ombres. Des silhouettes contre cette lumière. D'abord lointaines puis si proches que je compris qu'elles me regardaient. Qu'elles me parlaient. J'essayais de leur répondre mais je ne me comprenais pas moi-même. Mais toujours cette lumière blanche fixée droit devant mes yeux. Enfin, cette lumière s'estompa peu à peu… L'étoile devint une lampe. Une allumette. Une étincelle lointaine. La nuit avait repris le contrôle.
Je me réveillais dans une chambre. Je me réveillais. Merde j'avais perdu. Puis d'ailleurs qu'est-ce que je foutais là. Je tentais de me lever, une main me prit le poignet. Une inconnue se tenait à côté de moi. Elle me dît que j'étais à l'hôpital. Je déambuler dans la rue quand ils m'ont trouvé. Apparemment, les gens m'avaient vu crier contre un bus au milieu de la route et j'avais tenté une discussion avec un lampadaire. Quand les pompiers se sont rendus chez moi la porte était grande ouverte mais Robin était toujours là, allongé par terre au milieu d'une mare de canettes de soda répétant frénétiquement "doit pas dormir, doit pas dormir, doit pas dormir".
On était le matin du sixième jour, et nous étions tous les deux à l'hôpital. J'imagine que personne à gagner.