Kiara ouvrit soudain les yeux. Elle bailla et s'étira longuement avant de sauter du lit et d'aller saluer du haut de sa tour la pouliche qui l'avait si brusquement réveillée.
- Eh toi, en bas ! Youhouu, Santa ! Elle frappa des mains et rit en observant la future jument tenter vainement de lever la tête pour la voir. Abandonne, je suis trop haute ! lui lança-t-elle. Alors comme ça, tu réveilles les gens de tes hennissements mélodieux ? C'est ton entrainement pour l'opéra ?
Un violent frisson l'interrompit et elle se hâta de fermer la fenêtre. Le printemps était encore jeune et les matinées souvent glaciales, ce qui valait aux imprudents des rhumes très malvenus. Une veste bien épaisse trouva vite le chemin de ses épaules nues, et elle se saisit d'une chose ressemblant à un vieux chiffon qu'elle s'enroula prestement autour du cou.
Par la fenêtre elle vit que la pouliche avait disparu, probablement allée rejoindre les autres chevaux aux écuries, et son regard s'attarda plus au loin, à l'orée de la vieille forêt. Les grands arbres, en contre-jour, avaient une couleur noirâtre quelque peu inquiétante et mystérieuse. Cela lui rappela le serment passé avec son ami Pierre d'aller l'explorer en dépit de l'interdit posé par son oncle. Elle fronça des sourcils. Non, se dit-elle, pas aujourd'hui. C'est une trop belle journée pour aller se faire peur dans les bois. Nous irons un jour de crachin, où les arbres seront un précieux abri contre la pluie !
Sur ces pensées, elle enfila distraitement ses grosses pantoufles rembourrées de laine de mouton, sortit de sa chambre et poussa péniblement la lourde porte de bois. Puis elle dévala les escaliers comme chaque matin, et gambada gaiement vers la salle à manger, saluant au passage par le porche d'entrée le postier qui attendait, penaud sous le auvent, qu'on le débarrasse de son journal.
Autour de l'immense table, les dix-huit chaises étaient vides. Kiara s'installa à sa place habituelle, dos à la cheminée, et dénoua son écharpe qui lui tenait à présent beaucoup trop chaud.
- Bonjour Mademoiselle Kiara, lui lança chaleureusement le majordome qui venait de faire son entrée, un plateau argenté dans les bras.
- Bonjour Fritz ! Il fait beau aujourd'hui, vos rhumatismes vont-ils mieux ?
- Nettement, Mademoiselle, je ne souffre presque pas, lui répondit-il, le regard joyeux. Et votre Oncle a fait apporter de la ville des tisanes et des crèmes qui me soulagent beaucoup.
- Tant mieux ! Aaah, merci beaucoup…
Elle se jeta sur le chocolat chaud qu'il avait déposé devant elle, y trempa les lèvres avec précaution pour ne pas se brûler, et poussa un long soupir d'aise quand la première gorgée fut descendue.
- Est-il à votre goût, Mademoiselle ? lui demanda Fritz qui avait attendu auprès d'elle.
- Un vrai délice, comme d'habitude ! lui assura-t-elle aussitôt. J'ai tout ce qu'il me faut, un grand merci !
- A votre service, Mademoiselle… Il s'inclina légèrement avant de se retirer en silence par la porte des cuisines.
C'était chaque matin la même cérémonie, pensa Kiara en souriant. Elle était servie avec bonté de son petit déjeuner préféré, un grand bol fumant et bien sucré accompagné d'une longue et épaisse tartine généreusement beurrée et recouverte de copeaux de chocolat.
Quand elle eut terminé, elle se leva en grimaçant sous le bruit du raclement de sa chaise contre le carrelage, et se dirigea sans hâte dans la cour principale.
- Eh, Kiara ! Kiara !!
Elle tourna la tête et vit son ami Pierre débarquer des écuries en cavalant, son pantalon vermillon déjà tout crotté et les cheveux en bataille.
- Kiara, devine ce qu'on a vu ce matin avec Papa ! C'était incroyable, tu aurais dû être là !
- Quoi ? lui demanda-t-elle, piquée de curiosité.
- Un cerf royal ! Attends, je te raconte, lui fit-il avec emphase. Nous étions partis avec Papa couper du bois à la forêt, tu sais, là-bas, et soudain, quand je n'en pouvais plus de soulever des bûches, j'ai vu une silhouette un peu floue dans le brouillard sortir du bois, à quelques dizaines de mètres de nous. Je regarde mieux, et tout d'un coup il est apparu, avec une ramure énorme ! Je n'ai pas bougé pour ne pas l'effrayer, on s'est observé plusieurs secondes, et puis Papa a fait du bruit, donc il a eu peur et est reparti sous les arbres. Je n'arrête pas d'y penser depuis !
Son récit enthousiaste achevé, il jeta deux trois coup d'œil suspicieux autour de lui et se pencha vers Kiara, le regard mystérieux.
- Dis, tu ne voudrais pas qu'on y aille demain matin, dans la vieille forêt ? lui chuchota-t-il. Je n'ai rien de prévu, on aura le temps…
Le cœur de Kiara battit plus fort dans sa poitrine, et elle ne put s'empêcher de vérifier elle aussi qu'ils n'étaient pas observés.
- D'accord, demain matin, acquiesça-t-elle d'un murmure.
Le visage rond de Pierre s'éclaira d'un grand sourire, et il lui lança un clin d'œil complice en se redressant.
- Magnifique, j'ai hâte d'y être ! Bon, je dois te laisser, j'ai du boulot, ajouta-t-il d'une expression résignée. A demain alors, même heure, même endroit ?
- Oui Monsieur, lui répliqua-t-elle en le gratifiant d'une courbette.
- Bonne journée, Kiara !
Et ils se séparèrent sur ces projets secrets, chacun se demandant avec désespoir comment ils allaient patienter jusqu'au lendemain.