Accro, il était complètement accro à cette créature qu’il avait croisée la veille à midi en cherchant des clopes. Il avait alors décidé de la suivre car elle ne l’avait même pas remarqué. Pire, il croit bien qu’elle l’avait même évité. Elle était entrée dans un immeuble de bureau et n’en était pas ressortie. Aujourd’hui à midi pile, il s’était posté à proximité de la sortie espérant la revoir. C’était comme cela depuis des années, il adorait les rousses, les vraies, pas les colorées qu'il avait appris à repérer. A chaque fois qu’il en voyait une, son cœur battait la chamade, ses jambes se dérobaient, son cerveau bouillonnait, échafaudant des plans pour s’approcher de la belle, lui arracher un sourire et plus, si affinités.
Déjà au collège, en cinquième, il avait eu son premier béguin sérieux pour la petite rouquine qui avait intégré sa classe en milieu d’année. Il s’était arrangé pour se placer de trois-quarts arrière pour l’observer à loisirs. Pas trop près, car il était plutôt timide, mais assez proche pour compter ses jolies taches de rousseur, admirer sa peau laiteuse, les cils blonds comme les blés bordant des yeux si pales. Son travail en classe commença à laisser à désirer. Il était souvent surpris par les professeurs à rêvasser, le sourire aux lèvres, le regard perdu sur la nuque de sa jolie voisine de devant. Ce fut comme cela tout au long de sa scolarité, la moindre rousse à l’horizon, l’empêchait de se concentrer. Dès qu’il apercevait de longs cheveux écarlates, il fallait la suivre et lui arracher ne serait-ce qu’un sourire. Dès qu’elle lui souriait, il avait alors sa récompense, il s’apaisait. Un sourire suffisait mais il enrageait d’être aussi timoré et surtout, il ne supportait pas qu’un autre garçon puisse s’en approcher.
Sa passion s’exprimait aussi sur les murs de sa chambre. Quand les ados de son âge punaisent des posters de leurs groupes de rock, lui, affichait amoureusement toutes les créatures rousses qu’il dénichait dans les journaux, les catalogues de sa mère qu’il piquait en douce, et dans les revues chipées au tabac presse. Son désir de roux allait même jusque dans le choix des bières : rien que des rousses, jamais de blonde ou de brune. Il en regrettait presque que les cigaretiers n’aient pas eu l’idée du tabac roux ! Son répertoire cinématographique se limitait aux seules actrices rousses, et la moindre apparition de Nicole Kidman à la télévision le mettait dans tous ses états, tout comme Mylène Farmer ou Axelle Red. D’ailleurs, dès qu’il le put, il s’inscrivit à tous les fan-clubs des célébrités flamboyantes. Son maigre salaire d'employé de bureau sans avenir disparaissait dans les concerts, les salles obscures, les avant-premières ou les festivals où il était sûr de pouvoir apercevoir ses idoles. Cela ne l’empêchait nullement de scruter les foules pour y croiser un doux regard ourlé de roux.
C’est comme cela qu’il rencontra sa femme, une jolie blonde vénitien, la peau blanche et les lèvres légèrement rosées : à la fois fragile et sensuelle, impétueuse et un brin boudeuse. Il était complètement fou d’elle, et chaque soir, quand il la retrouvait après une dure journée, elle était son île déserte, son havre de paix. Il n’enivrait de son parfum de rousse, s’endormant tout contre elle. Pendant un temps, il crut avoir trouvé son équilibre. Ils eurent trois beaux enfants, tous roux, dont il était très fier.
Mais son envie de décrocher de nouveaux sourires rouquins et coquins était plus forte. Tant qu’il n’avait pas réussi à repérer une nouvelle conquête, son travail en pâtissait, il ne s’intéressait plus à son foyer, il n’en dormait plus la nuit, élaborant des stratégies pour arriver à ses fins. Il déambulait en ville jusque tard dans la soirée, dans les centres commerciaux, jusqu’à en croiser une. Au fil des années, son caractère plus trempé lui permit de s’approcher de ses proies, de leur adresser la parole, puis de les courtiser, de les amadouer pour les emmener dans un lit. Et là, il pouvait enfouir son visage dans leur cou gracile, respirer leur odeur, faire glisser doucement ses mains sur leurs taches de rousseur, enrouler une mèche de cheveux sur ses doigts, les butiner avec délicatesse jusqu’à épuisement de son plaisir à lui. Pour son malheur, une fois qu’il avait fini d’explorer chacune d’elle, il lui fallait de nouvelles conquêtes, de nouvelles sensations. Il n’en pouvait plus physiquement ; et moralement, il sentait bien qu’il dérivait. Quant à sa vie de famille, elle se résumait à quelques dîners avec femme et enfants, quelques dimanches après-midi à la campagne avec eux, et dernièrement son chef de service l’avait même menacé de le licencier pour faute grave s’il continuait à arriver en retard, partir trop tôt et à laisser son courrier en suspens.
Il savait bien qu’il devait arrêter. Qu’à son âge, il aurait dû pantoufler auprès des siens, trouver des activités à faire avec les enfants, emmener sa femme en voyage. Il en avait marre de trouver des excuses de plus en plus bidons. Il essaya l’abstinence de rousse pendant trois mois, juste avant les vacances. Il se força à rentrer plutôt chez lui, à préparer leur été en Normandie, à faire des projets. Il devenait de plus en plus ombrageux, frustré, en colère. La moindre contrariété lui était insupportable. Il souffrait mais il voulait tenir bon, pour eux, les trois petits qui ne pensaient qu’aux balades en vélo qu’ils feraient avec lui, aux poneys qu’il leur avait promis de monter. L’été fut infernal pour tout le monde, il rentra en ville avant sa famille prétextant la maladie d’un collègue à remplacer.
Il se rattrapa de ces semaines de manque. Il erra la journée, de rues commerçantes en jardins publics, le soir, de cafés en bars de nuit, de discothèques branchées en boîtes sordides, cherchant la rousse qui lui procurait encore plus de plaisir que la précédente. Avec toujours plus d’appétit, plus de de témérité. Il s’enhardissait, et depuis l’avènement d’Internet, il piochait aussi dans les réseaux sociaux et sur les sites de rencontres. Il volait de rousse en rousse, papillonnait jour et nuit, butinait de lit en canapé, à peine rassasié.
Il en oublia que sa famille devait rentrer, que son entreprise rouvrait. Il perdit son travail, et sa femme, lasse d’attendre, le ficha à la porte avec une valise et prit un amant. Ses enfants lui en voulurent d’avoir gâché les dernières vacances qu’ils prirent ensemble et ne lui firent plus jamais confiance.
On le voit régulièrement, faisant la manche et poussant un caddie, plein de cartons, ses cheveux roux sales et longs, avec toujours un vieux mégot au bec, certainement ramassé dans un caniveau, et malgré tout, les yeux toujours vifs et fureteurs.