Elle flottait dans une bulle, lentement, languissamment. Elle était entourée de parois rosées tantôt opaques, tantôt si fines qu'elles en devenaient translucides. Son nez frémissait et ses papilles étaient chatouillées par un parfum mélange de fraise, de guimauve, de barba papa. Elle se sentait bien, planait. Soudain un coup de vent modifia la structure de la bulle et une paroi se rapprocha dangereusement. Elle essaya bien de s'éloigner, de reculer mais horrifiée elle se retrouva soudain engluée dans la structure caoutchoutée comme un insecte dans une toile d'araignée. Plus elle bougeait, plus ça collait, les cheveux, les doigts le visage, la bouche, la suffocation la gagnait.
Lucille s'éveilla en sursaut, le cœur battant de ce cauchemar qui carillonnait encore dans sa tête et surgit hors des couvertures comme un noyé sort la tête de l'eau une dernière fois pour happer une goulée d'air salvateur. Elle tourna la tête et posa les yeux sur le petit rectangle posé sur la table de nuit près du réveil en se demandant comment elle en était arrivée là! Comment ces dix grammes de douceur avaient bien pu en arriver à lui pourrir la vie.
C'était monté crescendo. D'abord elle avait perdu son boulot: ses collègues ne supportaient plus de sursauter à chaque bulle qui éclatait, d'avoir devant eux celle qu'ils n'appelaient plus que "Ruminante"; de vérifier où ils marchaient, où ils s'asseyaient pour s'assurer qu'un vieux chewing-gum mâchouillé n'allait pas se coller à leurs costumes impeccables ou leurs chaussures cirées. Lucille en avait longtemps rigolé, les traitant de coincés de la glotte, même si elle devait avouer qu'elle regrettait cette tendance à coller ses vieux malabars où qu'elle se trouvât.
Peu compatissant Antoine, quand elle était rentrée sans boulot mais la bouche pleine de cette saveur sucrée qu'il avait pourtant tant aimée lors de leurs premiers baisers. Puis les mois avaient passé, elle travaillait maintenant à son compte, chez elle, à élaborer en free lance des campagnes marketing pour Cadbury. Son alibi, ses excuses, son bonheur: les Malabars, non seulement elle en mangeait mais en plus elle en vivait. Alors quand Antoine la traitait de droguée du Malabar, lui disait qu'elle était malade, bubble-dépendante, elle haussait les épaules, lui tirait la langue et lui concoctait la plus grosse bulle possible. C'était sa petite expertise à elle, mondialement reconnue sur tous les cyber sites référencés. Mais là, Antoine était parti: il avait claqué la porte en lui disant qu'il n'en pouvait plus de vivre, dormir, caresser une adolescente attardée et tatouée.
Au fond d'elle, elle s'avouait qu'elle avait peu à peu exagéré mais elle ne pouvait plus s'en empêcher: non seulement elle aimait mâchouiller mais elle aimait aussi coller: toutes les séries de vignettes y passaient: les indiens, les robots, les monstres de l'espace, les malabarbouilles, les anim'tattoos, elle était à elle seule un vrai collector; les bras, les cuisses, du bas du dos, au haut du ventre, elle était décorée. Minutieusement elle grattait le tattoo qui s'effaçait pour en poser un neuf sur la surface de peau ainsi libérée. Des heures dans la salle de bain. Mais quand, faute de place, elle décida de se tatouer le visage, alors le si patient et tolérant Antoine dit stop, prit ses cliques et ses claques et disparut de son environnement.
C'était il y a trois mois. Date à laquelle ses cauchemars avaient démarré. Dix grammes de douceur par heure et une solitude qui s'installait peu à peu. Elle s'était promis de se débarrasser de cette mauvaise addiction et de reprendre une vie normale, elle le voulait, elle essayait pour retrouver Antoine. Les yeux toujours fixés sur le rectangle sur la table de nuit, Lucille, comme tous les matins, salivait malgré elle à l'idée de déplier délicatement le papier enrobant les boudins de gomme et d'engloutir petit à petit son premier Malabar rose de la journée. Résisterait-elle?