- Allez, maintenant tu vas prendre la pose, juste là, devant le frontispice. Allez allez tout le monde en place, plus vite que ça ! Mais c'est quoi tous ces cheveux dans la figure ???? Vous vous foutez du monde ?? !! Recoiffe- moi cette souillon, Marie, et au pas de course s'il te plaît !
Je me précipite.
Ah j'oubliais ! Permettez-moi d'abord de me présenter : je suis Marie, la coiffeuse-maquilleuse ! Je fais ce métier depuis trente ans, alors croyez-moi, je connais bien mon job et tous les petits dessous du métier ! Pas joli joli d'ailleurs... enfin, pas toujours en tous cas...
Alors, voilà, où en étais-je ?
Ah oui ! Je me précipite, donc, pour recoiffer "miss Ronchon"....
Oui, j'aime bien donner des petits noms aux acteurs... Et elle faisait vraiment la gueule hier... Remarquez, je la comprends. D'ailleurs c'est pas compliqué, dès qu' il l'a traitée de souillon, j'ai eu un mauvais pressentiment. J'ai vu cette pauvre fille commencer à tirer une tête, mais une tête.... longue comme ça ! La traiter de souillon, c'était pas ben malin. Celui-là, pour la délicatesse, il se pose là.
- Et tu souris s'il te plaît !! a continué le gros goujat. Je te rappelle que tu es censée être très amoureuse ! Et que ton prince vient juste de te délivrer !
Oh là là, quel mufle ! Parler sur ce ton à une actrice, même débutante....
Et ça n'a pas raté, c'est encore sur moi que c'est retombé :
- Quelle tronche ! Marie ! Marie ! Mais bon dieu fais quelque chose ! Mets-lui un peu de rouge sur les joues, je sais pas moi !!
La pauvre, elle me faisait pitié ! Travailler avec ce gros porc ! Oui, parfaitement, ce gros porc. Un caractère de cochon ! Bon, parait-il que c'est ça le génie. Que les metteurs en scène les plus durs de caractère sont les plus doués, les plus "charismatiques" ou je ne sais quoi... un artiste si vous préférez ! Bah ! Un artiste, tu parles ! Avec son scénario pourri, là, il m'énerve. Non mais, je vous jure, ce qu'il leur fait pas faire ! Avant-hier, elle et son soi-disant prince ont dû simuler un coït sur une paillasse en chanvre plus dure que du bois ! Et vas-y que je t'écrase cette pauvre jeunette, à moitié nue évidemment, et si fluette... Et jamais content avec ça ! Et vas-y que je prends prise sur prise, pendant des heures ! La pauvrette m'a montré ses fesses le soir : pleines de bleus ! C'est qu'il est pas léger léger l'autre puceau, son prince là ! Si c'est pas malheureux ! Il s'en fout le gros porc, c'est pas un film porno, donc l'état des fesses de ses actrices, il s'en moque éperdument ! Quel égoïste !
Et l'autre jour c'était au tour d'un pauvre gars du peuple de souffrir - c'est le cas de le dire- ! Ce malheureux devait mimer cette terrible maladie vénérienne pas possible là - comment ça s'appelle déjà ? - la chaude-pisse, voilà c'est ça ! Oui, un truc de dingue ! Un mal qu'on attrape auprès des concubines, c'est- à dire des femmes pas très catholiques, enfin, pas trop "officielles" si vous voyez ce que je veux dire ? Des garces quoi...enfin bref des putes si vous préférez - (eh oui, j'ai pris le pli, je parle un peu le langage de l'époque - )!
Revenons à nos moutons ! Ah oui, la chaude-pisse... Un truc donc qui vous brûle quand vous allez aux toilettes, l'horreur quoi ! Et ben ça n'allait jamais, il "souffrait" jamais assez le pauvre acteur ! Pas assez de grimaces, pas assez de cris et de litanies de douleur ! Un peu plus, je vous jure, il lui aurait bien donné un coup de pieds où je pense pour que l'autre joue encore mieux la comédie ! Non mais je vous assure : un monstre ! Et tout ça pour quoi ? Vraiment pour la gloire, comme on dit ! Car pour un vulgaire télé-film, franchement, ça valait pas le coup de se mettre martèle en tête et d'être perfectionniste à ce point !
Non mais qu'est-ce qu'il croit ? Que son film va être sélectionné à Cannes ? Ah ah laissez-moi rire ! Moi j'en ai fréquenté de grands metteurs en scène - parfaitement ! - et travaillé avec eux. Et bien croyez-moi, c'était autre chose ! Non, en fait, moi, je sais pourquoi il se comporte de cette manière : c'est pour faire souffrir son monde ! Il aime faire souffrir ! C'est un sadique, un maniaque ! Juste pour le plaisir de diminuer les acteurs, de montrer que c'est lui le patron, et de les asservir, moi je vous le dis ! (oui je sais le mot est fort, mais je vous répète, je suis en plein moyen-âge....).
Enfin, moi je fais ce qu'on me dit. Ce pourquoi je suis payée. Donc, je m'approche doucement de l'actrice et je la recoiffe, je la remaquille. Et puis je lui dis des petites paroles gentilles, histoire de lui remonter un peu le moral :
- Tiens ma belle, et arrête de bouger...que je lui susurre à l'oreille. Voilà, comme ça t'es toute jolie ; cette mèche derrière l'oreille ça te va très bien ! C'est mieux, hein ? N'est-ce pas qu'elle est belle comme ça ? je demande tout haut pour prendre tout le monde à témoin.
- Mouais ! rétorque l'autre méchamment. Aucune importance de toute façon ! Du moment que ça tient et qu'elle l'a pas dans l'oeil !! Bon t'es prête ? Madame l'actrice daignerait elle enfin avoir l'obligeance d'essayer de faire son métier, et d'esquisser un semblant de sourire ? D'avance merci !!
C'est là que c'est arrivé ! Je vous jure que je l'avais pas vu venir celle-là ! Boudiou ! Comment qu'elle a explosé la débutante :
- J'en ai marre d'être ta souffre-douleur ! qu'elle s'est mise à hurler. Je ne suis pas là pour me plier à tes moindres caprices ! Je te signale que l'époque des serfs est dépassée ! Si ton scénario t'est monté à la tête va falloir te faire soigner ! L'esclavage aussi est aboli au cas où tu l'ignorerais ! Pauvre malade ! qu'elle a continué de lui balancer devant tout le monde, avant d'envoyer tout balader et de se réfugier dans sa loge ! Et je vous assure qu'elle a pas pris des chemins de traverses pour déguerpir ! Non ! Elle est allée droit sur lui, en plein milieu de la scène, en bousculant les caméras, les éclairages et tutti quanti, une vraie furie !
Ah là là, les yeux qu'il a fait, j'ai cru qu'il allait s'étrangler ! Tout le monde riait. Certains badauds ont même applaudi. Moi, si j'avais pu, j'aurais bien fait pareil...
Et c'est pas fini !
Je restais là, pétrifiée, sans oser bouger, ni même respirer. C'était la première fois que je voyais une actrice se rebeller contre ce gros porc, qui entre nous, n'avait que ce qu'il méritait. Eh bien, elle est revenue à la charge ! Elle s'est emparée d'une des frondes dont on s'était servies pour le film et lui a balancé à la tête tout ce qu'elle a trouvé sur le plateau ! Des plats énormes de nourriture qu'on avait préparés pour la scène finale - le festin de mariage entre elle et le prince - des tas de charcuterie, de viandes, d'espèces d'abats répugnants ! On aurait dit "La grande bouffe" de Bunuel ! De la cochonnaille, des saucisses, des boudins, des tripailles de toutes sortes, elle lui en tellement jeté qu'il en était couvert de partout !
L'horreur !
Je vous le disais : un vrai porc.