A peine Vern est-il entré dans la salle que déjà les regards se tournent vers lui. Il avance fièrement, la tête haute, le pas ferme et la démarche féline. Quelques regards féminins insistent, détaillent sa tenue soignée, son visage angélique. Certaines, plus audacieuses, lui font un petit signe de la tête, un clin d’œil ou un sourire engageant. Il leur répond d’un vague sourire, il faut bien donner le change… Il se sent si las. Tout ceci lui semble à la fois si familier et si ennuyeux… Quelle que soit l’époque, quel que soit l’endroit, ce sont les mêmes femmes, si prévisibles, les mêmes regards entendus et convenus et la même faim qui le tenaille. Condamné à revivre encore et toujours, les mêmes moments, c’est la malédiction qui le poursuit, la maladie qui le ronge, l’immortalité qui le cloue à une vie vouée au mal et au sang. Aucune fuite possible, pas de mort pour les impies…
Il prend place dans un canapé situé dans un coin sombre du club, loin des lumières acides et agressives. Il s’installe confortablement, se laissant bercer par ces musiques nouvelles, aux sons électroniques et aux rythmes répétitifs. Il laisse traîner son regard sur la piste de danse et observe avec amusement ces marionnettes semblables à des zombies, aux gestes saccadés et mécaniques. Finalement, le bruit finit par le fatiguer et ses songes le plongent dans une humeur nostalgique. Il repense aux douces mélodies de son ami Mozart, maintenant disparu depuis si longtemps… Il aurait pu le sauver de la mort. Il s‘y était refusé, et c’était sans doute mieux ainsi. Son illustre ami n’aurait pas supporté cette profusion de lumières et de sons se côtoyant dans le désordre le plus confus, et encore moins le terrible prix à payer pour gagner l’éternelle jeunesse.
Vern est un homme qui aime le raffinement. Ses derniers siècles, il les a passés à fréquenter les personnages importants du milieu artistique, comptant parmi ses amis, les plus grands compositeurs, auteurs et peintres. Quelles que soient les identités adoptées au fil des siècles, sa grande fortune, son goût des œuvres d’art et son charme naturel ont toujours fait de lui, une personne des plus respectables… au-dessus de tout soupçon. Jamais personne ne s’est douté et aucun n’a jamais découvert son terrible secret, enfoui et muselé tout au fond de son âme… ce mensonge permanent cachant un maléfice qu’il sent grandir au fil du temps, débordant de noirceur, dégoulinant de cynisme et de cruauté, le possédant de plus en plus sûrement. La honte et les remords l’auraient emporté depuis longtemps s’il n’avait pas eu un cœur de marbre ne laissant aucune place pour l’amour ou la compassion…Il n’attend plus rien de la vie. Pourquoi chercher en vain un bonheur éphémère puisque aucun plaisir ne lui est permis? Juste celui du sang… jeune et frais, de préférence. Pour faire face à l’obscurité de son âme et de sa vie, il s’accroche désespérément à son amour des arts, et cette ultime quête de perfection représente la dernière bride de son humanité.
La jeune femme s’est approchée si doucement qu’il ne l’a pas sentie arriver. Il s’est laissé surprendre. Peu importe, puisqu’elle s’est laissée charmer. Ce soir, il n’a pas eu le moindre geste à faire. Pauvre proie sans défense, elle est tombée dans le piège de sa séduction magnétique…Comme elles tombent toutes à chaque fois. Vern est un " beau gosse" , comme le disent les femmes de maintenant. Un de ces beaux bruns ténébreux dont elles raffolent tant, à la gueule d’ange, au regard profond, sombre et mélancolique. Le poids des âges est un mystère qui attire... Ses victimes ressemblent à des mouches qui se précipitent vers la toile de l’araignée, sans même prendre conscience du danger. Parfois ça le fait rire, parfois ça le fait pleurer…
Vern se tourne franchement vers la jeune fille, prêt à faire son numéro de charme, toujours le même, direct et efficace. Pourtant, il s’arrête net, frappé de stupeur et d‘étonnement. Elle est belle. Ce n’est évidemment pas la première jolie femme qu’il rencontre, mais elle est différente. Sa beauté est singulière. De son visage émane une étrange universalité. Vern éprouve l’étrange sensation de la connaître, comme s’il l’avait longuement contemplée sur les tableaux de ses anciens amis. En elle, il décèle les traits sensuels d’une Vénus. Sa silhouette jeune et gracieuse évoque une danseuse de Degas. Elle lui parle et de sa bouche, les sons qui s’élèvent sont pure symphonie. Il entend vaguement, depuis son rêve éveillé, qu’elle s’appelle Harmonie…
Alors,Vern réalise, ébahi, qu’elle est la muse qu’il a si longtemps cherchée. Comment aurait-il pu deviner que la plus belle des œuvres d’art était une de ces femmes qu’il avait pendant si longtemps méprisées? Il la regarde, intimidé, ne sachant que dire ni que faire. Ce soir, son numéro de charme si savamment préparé depuis des siècles ne lui sera d’aucune utilité. Ce soir, le vampire n’aura pas son festin, il cède sa place à un homme amoureux…