Les Mots de Minuit
La Cité revêt des contours flous, les dernières tâches de lumière s'effacent, les hommes se dérobent et s'exilent au cœur de solitudes nocturnes.
Quand la lumière décline, que le silence crépusculaire chasse les clameurs, c'est alors qu'ils renaissent ; pareils à de petits rongeurs, ces indolents du jour mutent à la nuit, insolents et bruyants.
L'heure sacrée du Défilé vient de sonner ses douze coups de minuit, prélude à l'insomnie où je me sens glisser. Les Mots émergent de la torpeur confinée où la lumière les retient prisonniers.
Timoré, le premier s'infiltre déjà, presque inaudible, masqué par le souffle léger d'une vague sensation de mouvement. Le suivant, déjà plus abouti lui emboîte le pas. C'est le « crieur », chargé solennellement d'annoncer l'irruption imminente d'innombrables
complices jaillis des circonvolutions alambiquées où ils sont réfugiés.
Alors, sans y être invités, les Mots dévalent les escaliers de ma conscience, précédés par la fanfare cacophonique de leurs multiples tonalités.
Frénétiques, ils chahutent, se bousculent, se percutent, réalisent de périlleuses culbutes. Les petits Mots titubent, encore ensommeillés ; les plus grands éprouvent leur crédibilité, s'alignent à l'équerre et sans préavis, reprennent des distances.
Certains soirs bénis, des Mots Magnifiques, caciques et vénérés, exécutent à la lettre des figures de hautes voltiges. Emerveillée, j'entrevois alors la pyramide d'une perfection que je sais éphémère et je retiens mon souffle fiévreux, suppliant ma mémoire d'inscrire dans ses lignes les rimes, les ellipses et les temps composés, conjugaison fragile, hautement volatile.
Quelques fois, certains Indésirables se disputent le premier rang, exigeant de s'inscrire eux aussi dans les ramures de la parfaite architecture ; fausses notes obstinées et rebelles difficiles à chasser.
Des heures durant, les Mots jasent, papotent, font alliance ou se
rejettent, chuchotent et palabrent. Si d'aventure je m'absente, lassée puis aspirée subitement par un rêve de silence, ils me rattrapent, tyranniques, me plaçant à nouveau au cœur de leur intarissable litanie.
Petits chanteurs turbulents, les Mots n'obéissent à personne et nul ne les fait taire.
Les lueurs vacillantes de l'aube me libèrent ; épuisée mais repue, je déserte les rangs.
Qui sait ce qu'ils complotent encore quand enfin je m'endors ?
Au matin, je découvre mes noceurs assoupis, abondamment éparpillés sur la moquette de la chambre à coucher. La pyramide s'est écroulée, ils se sont dissociés.
Respectant leur silence, je m'oblige à quitter la pièce sur la pointe des pieds. Je ne voudrais pas les réveiller, encore moins les écraser.
Futiles ou sérieux, subtils ou communs, fugaces ou familiers, rustiques ou délicats, ils sont tous fragiles. Ce ne sont que des Mots. Des Mots de minuit.
Ils dorment. Incorrigibles et infidèles, ils trahissent sans scrupule le miracle promis : ils laissent derrière eux les débris de mon inspiration enfuie.
Josy.
***
Les mots
Les mots sont les cailloux
Du pauvre genre humain
Qui roulent en chemin
Innommables remous
De nos espoirs défunts !
Parfois se font légers
Gracieuses lucioles
Habillant nos regrets
D'aimables fées-paroles
Danseuses étoilées...
Qui parent le discours
Des maux de tous les jours
De perles d'insouciance
De bijoux de romance
Posés sur les mémoires...
O, vous, les mots gâchés
Perdus, éparpillés...
Vous, rimes passagères
Poèmes éphémères
Prières illusoires...
Criez dans le désert !
Riez, chantez...
Dans le silence immense
De ce grand univers !
Domi.
***
Les mots de l'ennui
"J'm'ennuie !"….
Je me revois répétant cette phrase.
Nous étions encore à Paris, j'avais donc moins de sept ans.
Après, nous avons déménagé en Banlieue.
"J'm'ennuie !".
Comment peut-on s'ennuyer quand on est si petite ?
Et ce premier spleen dont je me souviens très bien…
A Paris aussi… les toits gris à la fenêtre….
Quel secret anathème a pétrifié mon cœur ce dimanche-là ?
Une sorte de prise de conscience.
Oui. Je "voyais".
Maman, allongée sur le lit. Nous deux aussi peut-être…
Je crois que j'ai pris conscience de notre solitude.
De notre immense solitude.
Est-ce parce que c'est ce jour-là que maman a appris ?
Ou compris....
Qu'il n'écrirait plus ?
N'enverrait plus d'argent ?
Que c'était fini ?
Que nous étions abandonnées…
Je n'ai que ce flash à la fenêtre : un ciel lourd. Et vide.
Est-ce qu'on s'ennuie quand on n'a pas de père ?
"Parce" qu'on n'a pas de père ?
Aujourd'hui, je m'ennuie.
Alors j'essaye pour la troisième fois de jouer avec notre loogorallye de la proposition
5….
Il me raille.
Je n'ai placé qu'un mot : "anathème".
Ce mot, hélas, qui est le seul à me "parler"...
Cet homme qu'on appelait "notre" père...
Ma sœur vient de le retrouver !
Parce qu'il était "vraiment" son père.
A elle.
Pas à moi.
A moi, c'était le père du mensonge de ma mère.
Je m'ennuie.
A nouveau ce vertige….
Non. Plutôt : "aujourd'hui", ce vertige ! Présent, intense, effrayant.
Celle qui a vécu - comme moi - cinquante ans sans père...
Tout à coup, elle "a" un père...
"Son" père !
Je me demande ce que ça fait….
(Je crois que je sais)….
Vertige.
Tellement seule.
Ça tourne…
Seule, seule…
Anathème...
Je crois que je l'aime
Même si ce n'est pas mon père
Mais c'est interdit.
Domi.
***
Aujourd’hui, vers 17h30, je sors du bureau et je me dirige vers mon arrêt de bus.
L’arrêt est vide, y avait seulement une dame créole d’un charme comme on n’en pas toujours. On eût dit un ange, tant elle était belle.
Dans un moment il m’a semblé faire une halte dans un jardin pour regarder une fleur que je n’ai jamais vu auparavant. A la regarder, ça fait du bien au cœur comme un baume.
Quand le bus est arrivé, je suis monté le premier et elle derrière. Au moment ou j’ai pris place et je me suis assis, j’ai remarqué que toutes les places étaient occupées hormis une seule, vide sur ma gauche.
Elle allait s’asseoir mais quand nos regards se sont croisés, elle s’est résignée et a distinctement détourné ses grands yeux noirs.
" En voila encore une autre qui me boude, c’était toujours pareil en face des femmes", me suis-je dis dans ma tête !
Aucune femme ne s’est jamais assise à coté de moi. Elles m’évitent au possible, elles me fuient comme la peste elles lisent en moi comme dans un livre ouvert ; je porte sur mon visage les stigmates de la vie. Les gens détournent le regard à ma vue, je suscite tant d’effroi… je dois être affreux aujourd’hui pour siéger seul à mon rang.
J’ai pensé que je lui ai fait peur elle aussi. Pourtant je ne suis pas vraiment moche, je suis loin d’un Quasimodo des temps modernes. Et je ne sens pas mauvais.
Discrètement j’observais, un petit sourire ironique sur ses lèvres veloutées. Je savais qu’elle riait de moi et je la regardais
Elle était gênée par cet homme (moi) assis en face d'elle qui la couvait des yeux.
Elle ne parlait pas, le regard perdu dans le vague, ailleurs pour m’éviter seulement.
Je sentais qu’elle était pressée de descendre n’importe ou, à la prochaine station… juste pour me fuir, pour oublier que je la regardais !
Et effectivement elle descendit à la prochaine station !
Je la suivais des yeux, elle marchait dans une démarche scandalisant, avec une grâce noble.
Impudique, Je m'écriai :
- Oh ! Les jolies jambes !
Cette fois elle a sourit et j’étais émerveillé. Je réalisais que pendant un temps aussi infime, j’ai existé pour elle. Et j’étais heureux à l’idée.
Quelques secondes et elle n’était plus à ma vue, le monde nous a séparé, a cause de cette putain de bus qui est toujours pressé de redémarrer , qui m’éloignait d’elle, de sa vie, de son monde, de l’air qu’elle respirait !o mon dieu !!!
Elle est morte et sorti de mon monde pourri. Je ne sais pas comment l'écrire, je ne peux pas l'écrire. J'essaie de diviser l'Univers, de le rapetisser pour la localiser, connaître son pan de ciel ! Elle est morte. C'est incompréhensible !
Elle est morte. Elle avait des cheveux volumineux, de presque un mètre de long.
Je sais que la femme avec qui je vais faire ma vie ne pourra jamais l’égaler ou la remplacer. Même si elle aura les mêmes traits, le même visage et le même sourire, elle avait un charme que je ne voyais que moi (sourire).
Djamel.