Je décidai de passer de l'autre coté du miroir. Là où le monde, j'en avais le pressentiment, devait être plus vrai, plus réel. Là où m'attendaient le monde qui m'était propre, la vie qui était la mienne, celle qui n'appartenait qu'à moi et qu'il ne tenait qu'à moi de rejoindre, de vivre.
Je fermai les yeux comme pour effectuer plus facilement le passage, et me laissai glisser, comme happée par une force mystérieuse, douce et implacable à la fois. Je sentis que j'abandonnai une partie de moi, une enveloppe pesante dont je me libérai comme on se débarrasse d'un vêtement trop vieux.
Quand j'ouvris les yeux, une sorte de brume m'enveloppait de formes changeantes qui, peu à peu, se dissipèrent. Je reconnus alors un paysage étrange et pourtant familier ; un terrain vague, des herbes sèches et rares sur quelques talus bordant un chemin de sable et de terre, que je n'osai emprunter.
C'est alors que j'entendis une voix, d'abord lointaine, en même temps que se rapprochait une petite silhouette sombre et alerte. Mon cœur se serra d'émotion… c'était lui ! Sa voix chevrotante quand il miaulait en accourant à ma rencontre, cette voix qui m'arrachait le rire et les larmes, c'était bien lui, différent de mon souvenir, mais tellement unique. Ces yeux dont j'avais si souvent cherché à me rappeler le dessin, la couleur, ils étaient là, à nouveau devant moi. Et quand je le soulevai dans mes bras et qu'il me sembla plus léger qu'une plume, je m'immergeai avec délices dans cet amour enfin retrouvé, brûlant comme une évidence.
Quand je le reposai à terre, il s'élança sans hésiter, me devançant pour que je le suive comme il aimait tant le faire sur le chemin du retour de nos habituelles balades. Il m'entraîna aux abords d'une forêt d'où jaillissaient des cris puissants d'oiseaux. Je me souvins de ces trilles sonores qui me plongeaient dans une si profonde nostalgie à l'aube des matins de mon ancien monde... C'était à présent un chant de bienvenue extraordinaire qui m'était personnellement adressé, un concert chaleureux et joyeux dont je percevais la moindre nuance. Un chant de retrouvailles, un chant de retour et de pardon...
"Enfin ! semblaient-ils dire, te voilà !"
Chez moi. J'étais chez moi, comme après un très long voyage…
Une rumeur s'amplifia, et j'aperçus des dizaines de visages connus qui avançaient maintenant vers moi. Personnes proches ou rencontres d'un jour qu'un simple sourire avait illuminé, toutes les relations amicales qui avaient éclairé ma vie m'accueillaient, distillant dans mon âme un sentiment de bienveillance qui semblait se dégager directement de leurs cœurs, comme un parfum.
Une allée plus large s'ouvrit devant moi, et la foule se partagea en deux de chaque côté, me conviant à avancer sous une pluie cristalline d'applaudissements, légère comme le bruit des feuilles dans les arbres.
Soudain, je le vis : un magnifique piano à queue, dressé sur une estrade de lierre et de pervenches aux couleurs somptueuses.
Emerveillée, je posai mes mains sur le miroitement des touches, et les sons qui chantèrent et pleurèrent au bout de mes doigts ne ressemblèrent à rien de ce que j'avais pu jouer dans mon ancien monde. Une musique nouvelle coulait de mon cœur, comme une source d'eau vive ricochant sur l'instrument dôté d'une sensibilité infinie, aux possibilités inouïes.
Il me semblait qu'une main aimante guidait mes doigts, et je perçus une présence attentive derrière mon dos. Quand mon morceau s'évanouit, doucement, comme la brume du matin, je me levai et saluai mon public. C'est alors que je le reconnus. Ses yeux noisette crevaient la foule, pétillant de bonheur et de fierté. Une corde d'argent fine et transparente nous reliait l'un à l'autre, et son sourire, dans lequel je me reconnaissais comme dans un miroir, brillait comme un soleil.
Me retrouvant seule, je vis deux silhouettes féminines me regarder de loin. Mon cœur bondit d'espoir et je ne pus m'empêcher de courir vers elles, plus rapide que la brise.
La forêt dansait de joie, au rythme de mes pas. Les feuilles volaient comme des larmes de bonheur et je me jetai dans leurs bras, confiante et abandonnée. J'entendis nos voix cassées par l'émotion se dire ces mots tendres, jadis interdits, impossibles.
C'est alors que mon petit guide me conduisit hors de la forêt, m'invitant à rebrousser chemin. Mon cœur se serra. Où trouver la force de retourner à la grisaille et aux souffrances de mon ancien monde ?
Quand je me retrouvai à la frontière du miroir, un gouffre s'ouvrait à mes pieds, et je savais que je n'avais qu'un mot à dire pour le franchir.
Je vis tout en bas un homme seul, calme et serein, perdu dans ses pensées. La même petite corde vibrante d'amour reliait nos deux cœurs, mais celle-ci renvoyait des reflets d'un rouge ardent. A cet instant, il leva la tête, et je compris qu'il me voyait lui aussi, bien que nous ne nous trouvions pas dans le même monde. Alors, sans regrets, je pris ma décision. Notre amour traversait le temps et l'espace, je pouvais donc m'en aller en paix.
Notre sourire se transforma en un geste d'au revoir, un signe de la main suspendu et doux comme celui de deux enfants innocents, certains de se retrouver un jour. Sans une larme, je quittai pour toujours cet ancien monde, révolu pour moi. Je savais au fond de moi que je ne le reverrai plus jamais.