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[..]Notre périple intemporel se termina dans les rues pavées de la Trinidad, inondées de soleil et cernées par le bleu de la mer des Caraïbes. Elle et moi ne faisions qu'un seul et même corps dans cette ville qui pourtant avait été le théâtre de barbarie la plus cinglante de l'histoire précolombienne. Le temps semblait s'être arrêté. Je ne sais plus combien de temps nous avons couru, tournoyé sur nous-mêmes, combien de temps nous nous sommes enlacés, ni combien de temps j'ai pleuré lorsqu'elle a disparu une nouvelle fois..  Ce que je sais, ce que je crois, c'est que la porte s'est refermée, dans un claquement fulgurant.

 

Et puis le chaos. Je me réveille. Et comme à chaque crise, des bruits ténébreux provenant de couloirs exigus, des gens qui piaillent, qui grognent et qui hurlent sauvagement, des murs blancs qui suintent la terreur, un brancard, les mains et les pieds liés, d'affreux visages funèbres et lugubres se penchant sur moi, et une odeur sans nom, fade et répugnante à la fois me remontant lentement le long des narines. Je ne comprenais pas ce que je faisais là, ce monde nouveau qui s'offrait à moi n'avait rien de pacifique, et Iyaemi n'était plus à mes côtés.

 

Je sentis soudain une profonde piqure et un liquide vicieux et impropre s'introduire progressivement dans mes veines. Tout s'enchevêtrait maintenant dans ma tête, et certaines images jusqu'à lors inconnues, venant détrôner les précédentes, jaillissaient à moi alors comme une évidence : un enfant gesticulant et pleurant dans sa poussette au pied d'une gigantesque et imposante statue.. Je ne reconnaissais pas l'endroit. Je voyais une longue, très longue avenue débouchant sur un front de mer, bordée de boutiques de fleurs, d'oiseaux et de livres, ainsi que de petites placettes tout autour. Cette avenue était très animée et bruyante. De nombreux passants paradaient sur son long corps rectiligne avec fierté et détachement. Il y avait un terre-plein central réservé aux piétons et bordé d'arbres. Les cafés, bar à tapas et les restaurants sur les comptoirs desquels des jambons étaient suspendus solennellement, y avaient installé leur terrasse. Il faisait chaud et l'on y parlait espagnol. J'aperçu également un attroupement de personnes devant une belle danseuse de flamenco et en y regardant de plus près il me semblait reconnaître, sous ce corps finement sculpté, la silhouette de Iyaemi. Je détachais un instant mon regard, happé une nouvelle fois par cette statue imposante qui se dressait fièrement face à la mer, et dont le bras tendu semblait indiquer symboliquement la Direction du Nouveau Monde.. Et là, à quai, trois magnifiques bateaux sur lesquels étaient respectivement inscrits les noms de la Santa Maria, la Pinta, et Niña. Tout était confus alors dans ma tête, des flashs m'embrouillaient l'esprit, je ne comprenais pas ce qu'il m'arrivait. Je me détournais une nouvelle fois vers la danseuse de flamenco, dont les « tacons » des chaussures sur le sol me donnaient de plus en plus mal à la tête. Chacun de ses mouvements était sensuel : le sommet de la grâce et de l'harmonie en quelque sorte. Sa danse était sobre, épurée,  pathétique, majestueuse. Elle semblait exprimer toute une tragédie humaine. D'elle, se dégageait une foule de sentiments : la passion furieuse, le poids de la mort, la douleur, la résignation, la douceur, la joie, l'amour inconditionnel .... Plus profonde encore que toutes les mers du monde, cette danse me transportait au-delà du temps et de l'espace.

 

Le professeur Arturo Valdero était à mes côtés et prenait régulièrement des notes lors de mes divagations. Il m'expliqua alors que la grande avenue dont je lui avais parlé dans mon rêve éveillé, était, selon la description détaillée que j'en avais faite, les Ramblas de Barcelona.

 

Quelques jours plus tard, il revint me voir avec ce sourire vainqueur qui le caractérisait lorsqu'il parvenait à ses fins : il avait enfin trouvé la clef.  Il sortit d'un pochette un article paru 40 ans plus tôt dans l'Avenguardia. Le titre de l'article s'intitulait : un enfant de 4 ans laissé à l'abandon sous la statue de Christophe Collomb à Barcelona. Et il conclut fièrement : cet enfant, c'était vous, tout concorde. Le professeur m'expliqua que je n'étais pas fou comme tous le pensaient ici mais victime d'une amnésie psychogène résultant d'un traumatisme psychologique, avec troubles multiples de la personnalité. L'article en effet précisait que cet enfant avait été retrouvé en mauvaise santé, ayant été visiblement battu et mal nourri. D'après lui ma vie ensuite n'avait été qu'un micmac d'histoires inventées et nourries par les seules images qui restaient bien encrées en moi : la danseuse de flamenco et la statue de Christophe Collomb dressée vers le Nouveau Monde.

 

Depuis ce jour-là, je me suis senti dépeuplé et dans un hurlement presque inaudible, j?ai décidé de fuguer mon passé, de déserter ma mémoire, de me débarrasser de toute frontière afin d'annihiler l?espace-temps, pour me faire peau neuve et fermer toutes ces portes plus déchirantes les unes que les autres.  Une sorte de retour à la case départ, sauf que j'avais perdu presque 25 ans de ma vie. ...[...]

 

Tag(s) : #Textes des auteurs
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