Enfin le voilà qui s’approche de son bureau ! Cela fait des semaines que je siège là derrière ma paroi en verre sans qu’il ne m’accorde la moindre attention et que j’attends un signe de sa part... Ca y est ! Il attrape le flacon en cristal gravé de sa main gauche tandis que la droite se met à dévisser le capuchon qui me retient prisonnière depuis si longtemps ! C’est un bon présage, une nouvelle aventure va enfin pouvoir commencer... Un peu d’air... je respire enfin ! Emprisonnée la plupart du temps dans ce flacon, je trouve le temps trop long et je finis par me dessécher... Mais lorsqu’il trempe délicatement sa plume dans ma lymphe, c’est alors que je reprends tous mes esprits. Là, de sa plume, je bondis alors sur la page vierge que je dévore de mille traits. Ces semaines sans me nourrir, ne serait-ce que d’un tout petit espace vierge, ne m’ont pas pour autant affaiblie ! Je ne demande qu’à vagabonder au rythme de sa plume, c’est nécessaire à mon équilibre.
Mais que fait-il là ?
Il hésite ?
Ha, non, ça suffit, pas cette fois encore !!
Mon maître précédent était plus productif, un vrai boulimique de l’écriture ! J’avais droit à plusieurs virées par jour sur ces immensités désertiques que nous aimions parcourir ensemble à un rythme effréné. Même parfois au milieu de la nuit, nous nous accordions une veillée dans les flammes tremblotantes de mon amie la bougie. Là, au milieu des poussières argentées qui dansaient dans la nuit, c’était une véritable fête ! Et malgré son grand âge et ses mains tremblantes, il faisait de moi ce qu’il voulait. Tantôt il me couchait amoureusement sur la feuille en me faisant prendre des postures sensuelles aux formes farouches et arrondies, tantôt dans ses moments rebelles, mes traits se faisaient plus saillants et plus fermes. Quand il était triste, je l’étais aussi. Des gouttelettes d’eau salée venues de nulle part venaient me dissoudre, déformant ou effaçant même parfois le sillage noir de ses pensées.
Mais au moins, je vivais ! Même si je n’étais pas libre de mes mouvements, c’était une véritable aventure que de noircir avec lui les souvenirs de sa jeunesse, et je n’oublierai jamais cette escapade au pays des mots. Nous écrivions des vers gracieux, faisions chanter la nature et les objets... Quand je reprenais ma place dans l’encrier de bronze qui mettait si bien en valeur son bureau, après avoir transpiré toute ma lave noire, j’étais comblée.
Avec celui que j’appelle ironiquement « l’écrit-rien », c’est différent. Mes échappées sont rares et rythmées de ratures sur des pages qui finissent presque toujours vierges et froissées dans la corbeille en papier. Il faut dire qu’il se prend pour un écrivain, mais ce n’est pas en me faisant noircir les feuilles de gribouillis infâmes qu’il sera un jour édité !
Les temps ne sont plus ceux qu’ils étaient. Il a souillé mon âme. Blaise Cendras me faisait écrire « je ne trempe pas ma plume dans un encrier mais dans la vie ». Ne suis-je pas le plus précieux des liquides dans lequel on trempe sa plume pour y écrire la vie ? Ne suis-je pas la source où les grands hommes puisent leurs richesses intérieures ?
D’une substance liquide noble, il a fait de moi une vulgaire trainée noire.
Il n’a qu’à utiliser un stylo bille, il ne me mérite pas !?