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            Nous avions passé un pacte, Gégé et moi : si nous remportions le concours de rock acrobatique, nous nous marierions dans l'année. Tant pis pour ce que diraient les parents.

 

           Le rock and roll, ça nous connaît. Nous avons commencé ensemble au Madison dance center. Je venais d'avoir treize ans, Gégé aussi. Moi, blonde, fine, élancée pour mon âge, j'étais déjà sûre de mon charme mais si j'aimais la danse, je détestais les pointes et le tutu. Lui, il arrivait un peu honteux de son surnom ringard, de son acné et de son manque d'enthousiasme pour le foot. Ses copains le moquaient. Danser, c'est bon pour les filles, non ? Nous étions les plus jeunes, béats d'admiration devant les performances de nos aînés. Mouche et Manuel qui enchaînaient les culbutos et les saltos sans s'essouffler, Sally et Fred qui se jouaient de la flèche et de l'enroulé grand soleil, Carla et David, les as des roulades enchaînées, quand nous, nous en étions seulement à chercher le rythme et à nous essayer à l'american spin. Les heures que nous avons passées à grimacer de souffrance avant d'offrir au public nos visages épanouis, les jours de compétition ! Il faut l'avoir vécu pour savoir ce que ces entraînements représentent de sacrifices : pas de sucreries, de chips ni de big Mac qui avachissent la silhouette et rendent le muscle flasque ; pas de grasse matinée le samedi puisque les cours avec Yannick commencent dès huit heures trente et pas question d'arriver en retard même de cinq minutes ; pas de lèche-vitrine ou de ciné avec les copains, tout le temps libre se passe au club à s'entraîner. Il faut savoir ce que l'on veut et nous, nous visions le top !

 

            Nos efforts n'ont pas été vains puisque nous voici à Toulouse pour les championnats d'Europe juniors. Yannick assure que nous avons toutes nos chances. Hier, les couples étaient dans le Hall des Sports pour les derniers entraînements. Jailhouse Rock, Be Bop A Lula, les tubes des Blues Brothers, des Suprêmes et des Forbans se succédaient sans relâche, à peine avions-nous le temps de reprendre notre souffle. Le travail à l'usine, à côté, passerait pour un aimable loisir. Malgré les fenêtres ouvertes, les miasmes malodorants de tous ces corps en sueur ont fini par me donner la nausée et, plantant là Gégé, j'ai pris la fuite.

 

            Quelques minutes sur le terre-plein, de l'autre côté de la rue, m'ont permis de me reprendre. Pas question de faiblir à quelques heures du triomphe ! J'avais bien vu que nous ne devions pas trop craindre les autres. Il faudrait quand même se méfier des Danois, Lars et Birgit, et des Italiens, Renata et Massimo. Mais avec Gégé, nous formons le plus beau couple. C'est qu'il s'est bien amélioré, Gégé, depuis quatre ans. Sur son visage, plus de trace d'acné et dans sa démarche, l'assurance tranquille que donne le succès. Il est devenu beau, j'aime tout en lui : ses yeux verts, on dirait ceux d'un chat, ses cheveux noirs et drus coupés très courts, ses épaules d'athlète, sa façon de marcher, élégante et décontractée, un vrai reflet de sa personne. Je l'aime ! Toutes les filles me l'envient depuis que nous avons présenté une démonstration dans la salle de gym du lycée. Je suis devenue sa copine, il n'a pas dû me prier très longtemps. Gare à celles qui roderont trop près, je suis prête à leur flanquer une raclée !

 

            Mon malaise s'est passé, l'air frais m'avait fait du bien. Il était temps de retourner dans la salle. En passant devant le vestiaire des filles, j'ai entendu la voix de Gégé. Sans doute, il me cherchait, j'étais partie si vite. J'ai passé la tête dans le local et, sous le large portemanteau, j'ai aperçu ses pieds. Ses bottines New Rock noires entre des chaussures claires. Mon coeur s'est arrêté. Je n'entendais plus rien. Gégé ! Gégé qui me trompait ! Un petit rire fusa : celui de la fille. Quelle fille ? Ce rire léger me réveilla : des soupirs, des chuchotements rapides me parvenaient maintenant aux oreilles, m'enfonçant la jalousie dans le ventre. Qui était là, avec lui ? Il me fallait savoir. Birgit ? Ces Scandinaves, c'est le feu sous la glace, c'est bien connu. Mais non, elle portait aujourd'hui des Evil bleues. Renata ? Une Italienne, il faut s'attendre à tout. Je me suis glissée dans une armoire ouverte comme un escargot rentre dans sa coquille et j'ai attendu qu'ils repassent quand ils seraient lassés de leurs embrassades et de leurs ébats.

 

            Le temps m'a paru bien long. Racrapotée dans cet espace exigu et inconfortable, je ruminais déjà ma vengeance. Un mauvais croc en jambes à cette pécore ? Elle le méritait bien mais lui, il s'en tirerait à bon compte. Lui écraser les doigts, à lui, en refermant la porte ? Alors ce serait moi qui me verrais pénalisée, privée de partenaire. Prétexter une migraine ou des coliques reviendrait au même. Les idées les plus veules me traversaient la tête sans que je puisse en retenir une.

 

            Quand Gégé est enfin passé devant mon placard, il a machinalement repoussé la porte d'un geste vif. Je n'ai pas eu le temps de voir qui l'accompagnait que je me suis retrouvée coincée entre les parois métalliques, enfermée dans une obscurité plus noire que mes pensées. Crier, taper des pieds dans la porte ? C'aurait été avouer mon âme d'espionne et perdre Gégé à jamais, je ne le pouvais pas. Ce n'est qu'au bout d'une heure, une heure si longue, que la musique s'est arrêtée dans la salle et que les filles sont revenues au vestiaire. C'est Olga, la Russe, qui a tourné la poignée au moment où l'air commençait vraiment à me manquer. De saisissement, elle a ouvert la bouche et a fait "O". Les autres m'ont entourée, on m'a apporté un verre d'eau, on m'a cajolée. Renata comme les autres. Et quand j'ai rejoint Gégé à la buvette, il m'a simplement dit : "Où étais-tu passée ? Je t'ai cherchée partout. Je finissais par m'inquiéter. " Il portait ses bottines blanches.

 

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