Chapitre I
… Je dois anormalement lever les pieds pour marcher. J’avance dans un océan de coton…
Le bas de mon pantalon est humide et mes oreilles sont gelées. L’air froid exhale une odeur désagréable de terre humide. Je suis à bout de souffle. Les raquettes à mes pieds entravent ma mobilité.
- Chéri attend, ne va pas si vite !
Je me retourne.
Qui est cette blondasse mal fringuée ? Même ma secrétaire ne m’appelle pas chéri. J'ai toujours eu en horreur ces familiarités.
- Papa, j’chuis fatigué. Quand est-ce qu’on arrive ?
C’est un véritable cauchemar, je suis dans une forêt, avec des raquettes de randonnée aux pieds et me voilà en outre affublé d’une femme et d’un marmot !
Je fouille fébrilement toutes mes poches à la recherche de l’objet magique qui allait mettre fin à cette mascarade.
- Que cherches-tu, mon minou ?
Mon portable « pétasse » pour appeler mon avocat
- Où ai-je pu bien mettre ce foutu téléphone, maugrée-je ?
- Mais voyons, mon chéri, tu n’en as jamais eu. Tu l’as toujours eu horreur !
Je ne réponds rien et presse encore le pas. D’ailleurs, je n’ai plus rien à dire puisque je vais me réveiller bientôt.
Á l’hôtel, je prendrai une douche bien chaude et contacterai mes collaborateurs pour savoir si la réunion du comité de direction est terminée et si mon projet a été validé.
Quelques secondes encore, je vais me réveiller. C’est sûr. Ce mauvais rêve ne sera plus qu’un mauvais souvenir.
Une voix d’enfant me ramène à la réalité, enfin, celle dans laquelle je me trouve à cet instant.
- Papa, on arrive, j’vois le toit de la maison de mamy !
Mon cœur fait un bond lorsque j’aperçois cette masure sans noblesse, qui ne ressemble en rien à l’hôtel où je suis installé depuis ce matin. L’horreur est à son comble, lorsque je passe le seuil de la porte, et que dans la pénombre, j'aperçois le minable mobilier. Comment peut-on vivre encore dans un tel dénuement, même pour quelques jours de vacances.
L’odeur de la cheminée me rappelle aussitôt la maison familiale, éloignée de la grande ville qui m’attirait déjà. Ceci me ramène au jour où j’annonce à mes parents abasourdis que j’ai trouvé un emploi dans une fonderie, que ça paye bien mieux que l’élevage des chèvres.
Je revois encore une larme couler sur la joue de mon père. C’était la dernière fois que je retournais à la bergerie familiale. Pourquoi n'a-t-il jamais voulu comprendre que l’élevage des chèvres c'était fini ?
Il faut réfléchir vite, gagner du temps et sortir de là…
- Pendant que tu prépares le repas, je vais aller couper du bois, dis-je à la femme qui avait déjà pris place devant la vieille paillasse…
Et puis dans ma vie aussi, pourquoi pas !
- Papa, ch’peux v’nir avec toi ?
- Non ! Toi, tu restes là, et tu aides ta mère.
Ces mots sonnent tellement faux !
Je rechausse mes raquettes, ferme la porte, et suis le seul chemin encore visible malgré l’épaisseur de la neige qui ne cesse de tomber.
Je marche depuis ce qui me semble être une éternité. La nuit a déjà pris ses pénates. Aucune lumière n’annonce un retour possible vers « le monde civilisé ».
Exténué, sans ôter mes raquettes, je m’allonge sur le tronc d'un vieux chêne déraciné et m’endors… Oubliez cette neige, ce blanc…
…J’ouvre les yeux, tout est blanc autour de moi. La lumière me blesse.
Où suis-je ? Quelle heure est-il. Quel mois, quelle année, quelle planète ?
Un homme en blanc est penché sur moi. Des bribes de paroles, presque inaudibles, me parviennent. L’homme en blanc me sourit. Il semble s’adresser à moi.
-…Hôpital… presque mort… hypothermie… sept heures… matin…une femme … son fils …trouvé sur un banc… parc Montsouris… deux vieilles raquettes de tennis ficelées autour des pieds… sans travail… sans domicile…in…lu…
Ces mots décousus, à peines prononcés, s’estompent à nouveau. Des flocons de neige dansent déjà devant mes yeux.
… Je dois anormalement lever les pieds pour marcher. J’avance dans un océan de coton…
Chapitre II
Ceci pourrait être une lettre, mais c'est bien plus, c’est un cri. Un cri dans la nuit d’une bouteille, qu'un océan hypothétique apportera peut-être à tes pieds.
Toi, tu n’y liras que détresse et tu ne pourras rien pour moi.
Moi, je suis de l'autre côté du miroir ; je suis nu et j'ai froid. La pièce dans laquelle je suis est toute blanche. Et comme si ma souffrance ne leur suffisait pas, au plafond, ils ont mis des lumières qui ne s'éteignent jamais. Elles écrasent les ombres sur lesquelles mes yeux pourraient trouver du repos.
Un crayon et un morceau de papier, voilà les seuls objets témoins de mon existence, d’ici et de maintenant.
Mais, suis-je encore vivant ?
La seule chose dont je suis vraiment sûr : c'est ici que tout bascule. Un no man's land où le cauchemar rejoint la réalité... Enfin, UNE réalité.
Je ne possède rien d'autre, de tangible. Mon cœur bat comme s'il voulait sortir de ma poitrine. Je fouille dans ma mémoire. Je cherche un fragment de souvenir, une minuscule preuve de mon existence passée… Rien, que du blanc. Je sais pourtant que je suis parfois ailleurs. Dans une autre vie, dans un autre univers ? Impossible de savoir.
Je suis l'acteur d'un film qui se reproduit à l'infini, comme celui qu'un projectionniste dément, qui sans jamais être fatigué, passerait en boucle sur un écran blanc. Et je suis à l'entracte. Impuissant, j'attends mon entrée en scène.
Ça y est, je me souviens, tout est blanc, il fait froid, je marche dans la neige… Je dois anormalement lever les pieds…
Noooooon ! Je ne veux plus ;
je veux que ça s’arrête.
Ils reviennent encore !
Les deux hommes en blanc traversent à nouveau le mur ; ils se dirigent vers moi. Ils vont encore m'injecter ce produit... Je n'aurai pas encore le temps d’écrire. Personne ne saura jamais...
… Je dois anormalement lever les pieds pour marcher. J’avance dans un océan de coton…
Épilogue
Je suis face à l’océan, là où tout commence. Par le goulot d’une bouteille posée contre mon oreille, j’entends la mer. J’entends ses vagues qui s’écrasent contre la falaise, comme un cri infini. J’entends de l’autre côté, et je sais que dans ce trou noir ou lumineux vit la vit, rêve la vie, souffre la vie.