Dix ans ont passé déjà. Charlène enseigne depuis dix ans dans le lycée de cette petite ville du sud-ouest. Et chaque jour, à quelques rares exceptions près, elle pousse la porte, en hiver, ou s'installe en terrasse l'été, pour boire le café dont elle ne peut se passer après son léger repas de midi. Pendant une heure, elle s'imprègne d' « Atmosfer ». Elle se souvient de son sourire amusé lorsque, flânant dans M… qu'elle découvrait, elle avait lu ce nom à la devanture du café : immédiatement, la voix gouailleuse d'Arletty s'était imposée à son oreille, et elle n'avait pu résister.
D'abord, il y a la patronne, Martine, une femme mûre qui n'en finit pas de mûrir, rétractée dans ses rides, lointaine, le visage fermé, ailleurs. Rarement un sourire éclaire son visage qui laisse deviner une beauté piquante oubliée. A force de présence silencieuse et souriante, Charlène a recueilli quelques unes de ses confidences : un mari qui la battait et qu'elle a quitté, une sœur handicapée depuis l'enfance et devenue alcoolique à force de malheurs, deux frères décédés, aucun homme dans sa vie « j'ai donné », une amie suffisamment éloignée pour n'être pas une contrainte, le travail du matin au soir « je te le dis, Charlène, tous des ivrognes ». Seule joie qui déploie ce sourire oublié : l'odeur de sa ville au petit matin, quand tout dort encore et que seuls les oiseaux s'affairent…
Ensuite il y a Bernard, l'ancien légionnaire, un homme jeune encore, le crâne rasé, les yeux d'azur qui volent en tous sens avant de se figer, lointains, ailleurs. Un petit cri étouffé lui échappe de loin en loin, les mains se crispent, le dos se voûte, la tête s'affaisse et qui entre à ce moment-là ne voit qu'une masse collée dans ce coin du zinc devenu son havre, son refuge, la tanière d'un animal blessé. Jamais d'alcool, juste un café, renouvelé à intervalle régulier par Martine, qui encaisse la monnaie d'une main distraite, sans un regard à Bernard devenu aussi banal que la salle sans âme, sans décor autre que ces quelques publicités traditionnelles de marques de spiritueux et les avis tout aussi traditionnels affichés dans tous les débits de boissons.
Et puis il y a Simmie, la vieille Simmie, incertain specimen d'humanité : quelques touffes de cheveux en bataille, une moustache de sapeur, un vieux bleu de travail et des godillots sans lacets, des mains tordues d'arthrose qui n'en saisissent pas moins fermement l'invariable verre de vin blanc qu'elle boit debout au comptoir, le menton juste à la hauteur pour n'en perdre aucune goutte. Sans un mot, elle boit d'une lampée, claque de la langue, pose l'argent et s'en va vers on ne sait quelle occupation ou errance.
Et comment oublier Julien, lui qu'elle a vu adolescent boutonneux s'installer faire ses devoirs sur une des petites tables boucanées, dans un coin, devant « un verre d'eau, Madame, s'il vous plaît ». Il était devenu un jeune homme émacié, le regard noir enfoncé dans des orbites trop creuses, les mains agitées de tremblement convulsifs qui ne se tranquillisaient qu'après un bref passage aux toilettes dont il sortait transformé, tirant sur son bras décharné la manche du vieux pull qui ne le quittait jamais, avec un vague sourire béat sur les lèvres.
Charlène les aime tous, et plus encore, sans trop savoir pourquoi, un peu angoissée parfois. Un jour, elle a demandé à Martine : « Pourquoi ce nom, Atmosfer ? En référence au film ? » Martine avait réfléchi quelques minutes et dit : « Il s'appelait comme ça quand je l'ai acheté… Quel film ? Je ne vais jamais au cinéma, je ne regarde jamais la télévision ».
Parfois, Charlène s'interroge : « Est-ce que j'ai une gueule d'Atmosfer moi aussi ? »