Elle n'arrive pas à dormir ! Comme chaque soir, depuis une semaine, elle est à sa fenêtre ! Elle observe l'étrange ballet sur le flanc de la colline, à quelques pas de chez elle, dans ces bâtiments isolés qu'elle connaît si bien !
Mystérieux rituel ! La lune n'en est qu'au petit déjeuner croissant quand Maria aperçoit une silhouette quitter les dépendances et courir jusqu'à la maison.
A l`intérieur pas de lumière !
Puis, soudain, l'ampoule suspendue au plafond, dénuée d'abat jour, s'allume ! La jeune femme est alors hypnotisée par deux mains qui se frottent énergiquement avec une savonnette. Une mousse rouge, inquiétante, disparaît dans le lavabo !
Maria, corps gracieux, cheveux longs d'ébène, traits fins et prunelles de braise, a tout de la passionaria ! Dans son regard enflammé est inscrit le flamenco, cette culture qui est son histoire de famille. Intriguée, tourmentée par cette vision nocturne récurrente, elle cherche à se calmer, revêt sa robe de scène et chausse ses talons aiguilles. Dans un éclat de lune, elle trouve enfin la clef des songes et plonge dans un passé récent !
Elle est une étoile montante et probablement une future « grande » de la danse flamenco ! Sur scène, son esthétique impressionne ! Maitrisant tout aussi bien son art que la danse classique ou contemporaine, elle perçoit et transmet au-delà du mouvement.
Comme le peuple andalou à la recherche de la beauté , enthousiaste jusqu'à la folie , Maria sait se confondre et pénétrer dans une savante gestuelle s'enveloppant de chants sublimes. Son tempérament l'emporte dans une spontanéité infinie. Son caractère profond n'est que bouillonnements, extase, plaisir, joies, douleurs et chagrins ! Elle danse l'âme bouleversée !
Chacun de ses gestes extériorise une émotion au rythme de cette musique à la fois violente et douce, saccadée et suave. Musique, chants et danse, une histoire sans fin, complexe et fascinante, dans un même souffle de vie, résultat de la fusion de cultures ancestrales qu'elle incarne à merveille !
Entre allégresse et gravité, sa danse, sincère et sensuelle, puissante, instinctive et élégante, traduit sa passion ! Elle incarne mieux que personne le cri du peuple gitan andalou, exécutoire de sa douleur et de sa rage ! Elle donne libre cours à ses pulsions les plus fortes dans une vibration proche de la transe où la douleur se transforme en explosion de joie !
Maria est danseuse de flamenco ou plutôt Maria était danseuse de flamenco jusqu'à cet accident de voiture, il y a deux ans déjà, qui lui a laissé un léger boitement.
Elle s'est alors enfermée dans sa douleur, est devenue dure, aigrie, solitaire et a quitté Manuel ! Elle ne lisait plus dans ses yeux que de la pitié, voire de l'indifférence ! A la passion avaient succédé la routine, l'ennui de jours vides et puis, par dessus tout, l'intolérable, l'insupportable : il avait cessé de créer ! Il se sentait responsable. Elle ne lui avait pourtant jamais rien reproché mais c'est lui qui conduisait ce soir là ! Vite ! Trop vite !
Elle aurait sans doute pu renaitre et se tourner vers le chant ou vers la chorégraphie si elle ne s'était vue absente dans son regard et perçue à l'origine de sa paralysie créative, de son mutisme ! Il avait délaissé ses pinceaux ! Deux artistes brisés, c'était trop ! Son renoncement avait été aussi le sien ! Alors, pour qu'il revienne à son art, sans rien dire, dans le silence qui les avait engloutis, elle était partie vivre seule dans une maison voisine au flanc de la colline !
Maria a passé toute la nuit dans ses souvenirs, le jour pointe déjà ! On frappe à sa porte, elle sursaute, laisse s'envoler ses pensées et descend ouvrir ! Manuel est là !
Leurs regards se croisent et furtivement se mouillent. Le jeune homme, dépose maladroitement à ses pieds trois toiles et lui explique nerveusement :
Il a travaillé sans relâche, se rapprochant de plus en plus de ses œuvres, tellement près qu'il a eu envie de les toucher et là ! Une fulgurante révélation ! Détruire les esquisses et tout recommencer !
Plus de palette !
Il a pris ses tubes recroquevillés et de son index, a mélangé sur le dessus de sa main gauche des noix de matière jusqu'à obtenir la couleur souhaitée !
Plus de pinceau !
Ne le gardant que pour les croquis , il a peint avec les mains, les toiles posées à plat sur le sol, en tournant autour dans un rapport charnel, libre , un corps à corps pour aboutir au plus près de la perfection. Il a imbibé son chiffon d'huile et en a frotté ses toiles, faisant surgir des atmosphères d'un autre temps puis il a pressé ses tubes de couleur et sa main s'est laissée guider par l'influx créateur !
Sous ses doigts, la couleur est devenue lumière, tendresse, évocation, amour et rage ! Chaque doigt, avec force ou caresse, est entré en mouvement, pour rectifier un trait trop épais, pour inciser avec l'ongle une courbe précise, aux frontières de l'illusion, du rêve, de la folie !
Ses toiles lui ont demandé des heures de travail intense et il en est sorti, vidé, en sueur, libéré, heureux mais les mains couvertes de peinture ! Mais cela, elle le savait déjà !
Maria découvre alors fébrilement les tableaux et les adosse au mur ! Dans un flamboiement de couleur rouge carmen, de chants , de danses , de fleurs de grenade, de paysages de braise, elle perçoit instantanément la relation directe, intime, spontanée, sensuelle du peintre avec son sujet : ELLE !
Les toiles résonnent de tout ce qu'elle n'a pas voulu entendre, de tout ce qu'il n'a pas su, pas pu lui dire ! Elle a alors la certitude que rien n'est brisé et qu'elle va enfin renaitre au flamenco, par la puissance de l'art et de l'amour retrouvés!
En contemplant ces peintures sublimes qui la magnifient dans sa robe rouge, en un éternel mouvement, une évidence fuse : pour lui, elle n'a jamais cessé de danser !