A peine eut-elle ouvert les yeux ce matin-là, que Sarah fut convaincue que la journée pâtirait de l’influence imprévisible des planètes.
Sa nuit s’était péniblement étirée entre un demi-sommeil comateux et de longues plages d’insomnie où roulait la pelote grise des idées décousues. L’écorce de ce fruit d’angoisses triturées fut pelée par les premières lueurs, ne révélant rien d’autre qu’ un cœur inoffensif, caractéristique des inquiétudes nocturnes soumises à la lumière.
Une journée incontrôlable avait alors débuté, inaugurée par la chute inexplicable du réveil. Eventré au pied du lit, il perdit sous le choc le couple uni de ses aiguilles et ne put contenir l’évasion grotesque des quelques roues et ressorts qu’abritaient ses entrailles usées. Sarah médita sur l’étonnante faculté qu’ont les objets de s’impliquer illico dans les débâcles qui vont crescendo au cours de ces journées particulières placées sous le contrôle des volontés astrales.
En se levant, elle fit aussi chavirer la lampe de chevet. Le naufrage s’acheva sur le tapis. Des constellations de porcelaine déjà recollées en des circonstances identiques nécessiteraient une méticuleuse intervention pour rendre à l’objet, victime de lésions multiples encore mal consolidées, l’aspect répondant à l’idée qu’on se fait d’une lampe de chevet.
Résolument stoïque, Sarah constata qu’une de ses mules avait encore disparu, sans doute dérobée et déjà délaissée dans un coin retiré de la maison, par la petite chienne dont la plus compulsive des activités la portait à ronger toutes les semelles laissées à sa portée.
Un pied protégé par la mule rescapée, un pied nu sensible au froid matinal absorbé par le carrelage, Sarah rejoignit néanmoins sans encombre la cuisine encore désertée. Des nuages cotonneux dans lequel elle déambulait ahurie, elle entendit Julien siffler sous la douche. Elle sourit à demi, songeant qu’après le départ de tous, elle pourrait éponger l’eau qu’un compagnon et des enfants étourdis laissaient s’échapper par flots entiers des cabines de douches, malgré des portes constituées pour être hermétiquement fermées. Un mystère de plus qu’elle avait renoncé à comprendre. Les enfants dormaient encore, au-delà de l’heure estimée raisonnable pour ne pas louper le car scolaire, et faire qu’ils ne reviennent pas du point de ramassage pour demander à leur mère de les déposer « dare-dare » devant la porte de leurs établissements scolaires. Ce matin, Sarah n’avait pas l’énergie nécessaire pour affronter ces petits désagréments qui consistent à –être prête, vive, efficace et souriante- en moins de cinq minutes. C’était le délai étriqué qu’on lui accorderait pour se vêtir- trouver les clés de la voiture que « personne » n’avaient vues ce matin - sortir le véhicule - ouvrir le portail -pousser les gamins à l’arrière - râler pour qu’ils consentent à fixer leurs ceintures - débarrasser le pare-brise de la couche de glace étoilée déposée par l’aube hivernale - s’assurer d’attacher les chiens pour qu’ils ne fuguent pas durant son absence - descendre de voiture pour refermer les vantaux d’un portail qu’elle rêve « automatisé », mais qui techniquement ne peut pas l’être-, et se précipiter enfin sur les petites routes endormies, à la vitesse d’un participant du Paris- Dakar, tout en fixant de ses yeux ensommeillés une chaussée invisible et mouillée. Rien que pour éviter aux retardataires les remontrances consécutives à des retards répétés.
Les bols de chacun attendaient sur la table, tenant compagnie aux tartines beurrées prêtes à être englouties, le café s’écoulait dans un glougloutement odorant. Sarah se planta au bas de l’escalier et claironna en direction de l’étage les consignes quotidiennes de rassemblement, avant qu’il ne soit trop tard.
Claire fut la première à apparaître sur le seuil de la cuisine, échevelée, son MP3 déjà raccordé aux tympans. De l’énergie nonchalante et blasée dont fait preuve la plupart des adolescents, elle s’écroula sur la chaise, laissant choir sur la table une colonne de cahiers scolaires.
- B’jour m’an…
- Bonjour Claire, dépêche-toi de déjeuner, vous allez être en retard. Où est ton frère ?
- J’sais pas. Toilettes… Faudrait d’ailleurs qu’t’y dises qu’elles sont pas qu’à lui. En plus, il lit…
- Qu’est ce que c’est que ces cahiers ? Je croyais que ton sac était prêt !
- j’ai oublié, y’a des trucs à signer et….
Sarah s’obligea au calme. Elle interpella Thomas, égaré sans boussole dans l’espace pourtant réduit des toilettes à l’étage, tout en écoutant patiemment Julien qui venait d’entrer dans la pièce. Souriant et serein, sa journée à lui serait manifestement placée sous d’autres auspices. Il suivait la piste d’une paire de chaussettes qu’il avait soit disant rangées « là, j’en suis certain » ! Sarah roula des yeux, étouffa dans l’œuf un gloussement teinté d’ironie affectueuse, et repoussa pour la cinquième fois le chat qui s’enroulait en spirale autour de sa jambe. La verseuse dans une main, elle entreprit de s’attaquer de l’autre à la tâche qui consistait à parcourir en diagonale les devoirs à signer, les notes d’information du proviseur, et à reléguer à d’autres moments de la journée son irritation et le sentiment de culpabilité qui déjà pointait sur elle un doigt accusateur : « tu ne maîtrises pas tout ! ».
- Claire… Claire, débranche un peu s’il te plait. La liste là, c’est quoi ?
- Quelle liste ?... Ah, ça, c’est des fournitures qui me manquent pour le cours de maths. J’ai maths à 8 h, en première heure. Pythagore va m’étrangler si j’ai pas le matériel.
Sarah sourit du surnom dont la pauvre Madame Nèfle était affublée par ses élèves, mais se retint de rire en pensant que le surnom valait mieux que le nom. Inutile d’encourager Claire dans la voie des railleries faciles.
- Mais enfin, comment et où veux-tu que je trouve à 7 h du matin, un compas neuf, une équerre en métal et… et quoi, qu’est ce que tu as écrit là ?
- J’sais pas.
- Quoi tu sais pas ?
- Non j’sais pas, j’arrive pas à relire non plus. Sans plus s’inquiéter de son problème, Claire se concentra sur son bol où elle picorait délicatement ses céréales, coupée du monde par la musique dont les basses s’évadaient en chuintant des écouteurs du MP3.
Seigneur ! Soupira Sarah, donnez moi la force de ne pas craquer, de ne pas aller me recoucher, indifférente au sort de tous ceux-là, et s’il vous plait, faites en sorte que les choses cessent de divaguer et de s’opposer à ma bonne volonté !
- Thomas ! ça vient oui…. Tu ne vas pas pouvoir déjeuner si tu ne descends pas immédiatement ! Quand même, fais un effort….
Tout aussi dynamique que sa sœur, atteint de la même maladie languissante qui décime des grappes entières d’ados, Thomas fit entendre l’agaçant raclement de ses pantoufles sur le sol du rez-de-chaussée. Les semelles de ce garçon sont elles aussi contaminées par un virus mystérieux : de caoutchouc, de cuir, ou de plastique (Sarah a tout essayé), elles adhèrent au plancher d’où rien ne semble pouvoir les décoller ; à croire même qu’elles sont aimantées, sensibles peut être à des ondes électromagnétiques souterraines ?
- B’jour m’an. J’ai mal au ventre. J’sais pas que c’que j’ai ce matin, je m’demande si je vais pouvoir aller en cours ? Hein ?
- Bonjour Thomas.. Tu as mal au ventre tous les lundi matin, et moi je ne me demande rien du tout : tu vas en cours, et si toutefois tu veux bien passer à table rapidement, ce sera sans courir derrière le car que tu auras loupé ! Tes affaires sont prêtes ?
- Moui…réussit-il à dire en laissant s’écouler un filet de chocolat chaud sur son sweat resté propre le temps d’une descente d’escalier, mais je sais plus où sont mes clés de vestiaire et ma carte de car. Tu les as rangées où ?
- Nulle part Thomas ; je ne suis pas Saint-Pierre, je ne m’occupe pas de tes clés. Tu n’as qu’à les chercher toi-même, elles sont là où tu les as abandonnées. Dis donc, si je n’étais pas là, tu ferais comment ?
- J’sais pas, t’es là…
L’agitation régnant dans la cuisine fit apparaître Julien ; le brouhaha l’empêchait de suivre convenablement les informations du matin.
- Vous ne pouvez pas faire un peu moins de bruit non ? Julien, ton sweat est tâché : vois avec maman elle va t’en donner un autre ; Claire, avec quoi tu t’es coiffée ? Sarah, sois gentille de les presser un peu, ils vont être en retard tu sais…
Julien est prêt, lui. Calme, dans son costume bien coupé, une chemise parfaitement repassée s’accordant sans erreur à la cravate élue du jour.. Il est élégant, et les arômes de son eau de toilette complète l’image d’une aisance naturelle reçue comme un don. Julien est toujours « cool » comme le disent les gamins, jamais énervé. Julien s’arrange pour se placer « au-delà des querelles de partis » comme le pense parfois Sarah, et comme le Général de Gaulle se plaisait à le faire.
Aux prises avec les cahiers de Claire, Sarah ne répondit pas, occupée dans le même temps à sonder sa mémoire visuelle pour repasser tous les endroits où Thomas aurait pu se délester de ses clés et de ses cartes. Un œil sur la pendule qui semblait ce matin galoper frénétiquement, elle se demanda si l’aube ne se serait pas levée sur une nuit de pleine lune ? Oui, ce doit être cela se rassura-t-elle intérieurement, la pleine lune qui détraque tout, qui secoue les mers, aggrave les marées, désespère les âmes blessées, précipite les accouchements, fait jaunir le linge blanc oublié sous ses rayons, libère des loups garous dans les cauchemars des petits et des grands. Oui, probablement une pleine lune.
La porte claqua enfin, marquant la fin des combats d’un début de journée où l’agitation et les contrariétés avaient été majorées par l’influence pernicieuse de la Lune. Sarah en était convaincue. Avant de se diriger vers la salle de bain pour s’y préparer, elle observa brièvement l’astre versatile qui déjà s’effilochait sous les lueurs du petit jour, et le défia « A nous deux ma vieille, on va bien voir qui gagnera cette partie ! ».
Les belliqueuses s’affrontèrent toute la journée.. La lune ou ses complices célestes contrarièrent les projets de Sarah, semant de ci delà, désordre, retards, obstacles improbables ; leur cible quant à elle contra vaillamment les attaques déferlantes, fermement décidée à ne pas se laisser terrasser.
Ce fut d’abord le coup de fil du proviseur du collège l’avisant que son adolescent de fils serait retenu une heure après la classe pour avoir oublié les clés de vestiaire et surtout, pour avoir démantelé la porte du casier métallique afin d’y récupérer ses affaires. Sarah comprenait, n’est ce pas, que la mesure était purement pédagogique ?
Oui, Sarah comprenait, se félicita en secret de l’ingéniosité de son rejeton, et adhéra à la sanction, qui allait cependant la contraindre à réorganiser le planning de sa journée chargée. Au-delà de 17 heures, il n’y avait plus de car scolaire. Il faudrait bien alors qu’elle aille rechercher elle-même le vandale à la porte du collège. Sarah fit déplacer le rendez-vous pris pour Claire chez l’orthodontiste, reporta au lendemain les quelques heures qu’elle consacrait aux compagnons d’Emmaüs à nouveau mobilisés en ce début d’hiver. Elle pourrait ainsi récupérer à temps un Thomas qui se montrerait de mauvaise humeur, insurgé contre les injustices dont ils faisaient l’objet de la part des enseignants. Il ferait enfin remarquer à sa mère qu’elle était la complice des tourmenteurs pour avoir accepté qu’on lui inflige une sanction à ses yeux non méritée. Il se perdrait pour finir dans les méandres d’un argumentaire truffé d’incohérences et finirait par se taire, bouder et oublier.
Ce furent ensuite les révoltes de la vieille maison qui vinrent définitivement perturber une journée jusqu’ici encore –rattrapable-. L’électricité déserta subitement les lieux, sans préavis qui aurait permis à Sarah de négocier les termes de cette retraite anticipée. Le disjoncteur n’ayant pas fonctionné, Sarah en déduisit par l’absurde, qu’elle devrait toujours avoir du courant. Qu’elle devrait, peut être, mais tel n’était pas le cas…
Recourir aux services d’urgence d’un professionnel revenait à prétendre faire jaillir un geyser dans le désert. Emile Morel, l’électricien qui avait rénové l’installation électrique la semaine précédente (moyennant une dépense qui aurait presque permis un aller retour Paris New York en first classe), était selon son répondeur « indisposé pour l’instant ». Sarah nota mentalement qu’il fallait absolument qu’elle lui dise qu’il pouvait éventuellement être indisponible, mais qu’indisposé ne convenait pas à la situation. On pouvait bien entendu laisser un message. Sarcastique, Sarah ajouta pour elle-même, « …laissez votre message et abandonnez tout espoir de me voir ». Elle le connaissait bien, il ne rappellerait pas. Vieil artisan compétent mais bourru, Morel ne savait pas utiliser la messagerie du téléphone portable offert par ses petits enfants, et proclamait, têtu « que ce n’était pas demain la veille qu’il apprendrait ».
Sarah respira profondément, fit appel à son stock de bonne humeur, et recensa posément les connaissances acquises quelques décennies auparavant durant les cours de physique ; T.P. inoubliables qui lui avaient valu une mise à pied pour avoir provoqué l’explosion du tableau électrique de l’atelier du Lycée. Munie d’un tournevis, elle se mit à l’œuvre. Ventre ouvert, l’installation consciencieusement étiquetée par Emile Morel, ne livra aucune réponse à l’énigme. « Le différentiel peut être ? Bon, où est-il celui-là ? Mince, mince, mince, je ne me souviens plus de ce que m’a dit Morel la semaine dernière. Ah, en revanche, ce truc là doit être le « délesteur » censé prioriser le fonctionnement de certains appareils en cas de consommation simultanée trop importante. Oui, et alors ? ».
Alors, l’idée s’imposa subitement qu’elle suivait une fausse piste ; si le tableau principal n’avait pas disjoncté, c’est que le problème ne venait pas du circuit domestique intérieur. C’était donc ailleurs, et plus précisément dehors, qu’il fallait chercher. La Centrale ? Une panne momentanée qui touchait tout le secteur ? Sarah se sentit plus légère, dispensée d’avoir à bidouiller elle ne savait trop quoi. Il suffisait de vérifier dehors. Elle sautilla jusqu’à la fenêtre, se félicitant de ses déductions rationnelles. Elle déchanta dans l’instant ; les lampadaires étaient allumés sur la route qui longeait la maison, et chez les voisins, les fenêtres laissaient voir une clarté qui n’était en rien vacillante, comme aurait pu l’être celle de chandelles de secours.
Assaillie par un pressentiment encore privé de contours mais se faisant de seconde en seconde plus distinct, elle sortit dans le jardin.
Elle s’avança sur la pelouse, ignora le chat occupé à lacérer le sac poubelle et repéra le trou. La petite chienne avait creusé là. Fidèle aux manies ordonnées par son hérédité, la bestiole mi Fox mi Terrier, avait gratté la terre. Les récents travaux de nivellement du terrain avaient sans qu’on y prit garde, ramené à moins de vingt centimètres de profondeur, une portion du gros câble d’alimentation. Sarah s’approcha : les vestiges de sa mule gisaient là, mêlés aux reliefs de la gaine protectrice ; au centre du cimetière, ce qu’il restait du câble était suffisamment rogné pour expliquer l’interruption de l’alimentation électrique de la maison.
Quand après avoir réparé le câble sectionné, les techniciens d’EDF firent claquer la portière de leur camionnette et quittèrent l’allée de la maison, la journée était déjà bien avancée. Sarah avait du entre-temps annuler les cours qu’elle assurait à la Fac de droit. Sans rancune pour la chienne qui l’avait échappé belle, elle choisit de se réjouir puisqu’il lui restait encore quelques heures dont elle pouvait disposer pour elle-même.
Le téléphone sonna. Sarah laissa le répondeur s’enclencher. « Sarah ? Sarah ? C’est moi, Julien… Bon. Je voulais juste te demander un petit service, je n’ai pas le temps de m’en occuper, est-ce que tu peux…. ». D’un doigt vif, Sarah enfonça la touche chargée d’interrompre l’enregistrement.
« Non, non, non, impossible, navrée, désolée … Sarah, la compagne,mère,sœur, amie, infirmière à ses heures, coursière, cuisinière, agent d’entretien, plombier, électricien, agenda sur pieds, secrétaire bénévole, jardinier…. S’est absentée ! » Fredonna-t-elle en s’éloignant d’un pas léger.
-Je- s’ébroua pour se détacher doucement du –Nous- où elle sommeillait, attendant patiemment d’être libérée par Sarah.
Pieds nus, débarrassée de la mule orpheline, -Je- se servit un café bien serré, à l’italienne. Elle s’installa devant le moniteur et fit courir ses doigts nerveux sur le clavier de son PC.
-Je- retraçait les événements d’une journée placée sous l’influence des planètes où Sarah n’avait pas tout à fait perdu la partie engagée tôt ce matin-là, contre une pleine Lune aussi capricieuse que puissante.