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Dehors, l’orage grondait et je n’imaginais pas encore que la porte s’ouvrirait si violemment.

C’est pourtant ce qu’elle fit, envoyant valdinguer les manteaux mouillés accrochés aux patères. Un silence de tombeau s’écrasa sur le pub, où chacun se figea dans une posture de Pompéi. La mémoire me revint d’un jeu enfantin, un deux trois soleil, celui qui bouge ne fut-ce qu’un orteil…

Le rire me prit aussitôt, incongru, comme à l’enterrement de ma mère, là bas à Varsovie, comme quand il pleut ici, dans ce pays pourri, comme quand il faut pleurer des larmes que je n’ai plus. Un rire contrariant, irritant, celui qui me donne l’air d’une imbécile.

Derrière son comptoir, le gros Maxime cessa de respirer pour suer abondamment. Herbert, à moitié couché sur le tapis vert, maintint sa position précaire, grosse otarie en équilibre sur le rebord du billard noir. Les autres avaient cessé de boire, le coude resté levé, comme s’ils n’avaient plus soif, ou juste à moitié soif. Les yeux noyés d’alcool distillé fixaient l’apparition plantée dans l’embrasure de la porte d’entrée. Comme s’ils voyaient Jésus.

 

A cette étape, d’ordinaire, je prenais mes affaires, mes cliques et mes claques, cessais de rire bêtement, et courais vers lui en bredouillant des remords, des regrets, ou tout ce qu’il voulait. D’habitude, je me précipitais au devant d’une paire de claques retentissante, humiliante, dont il disait ensuite qu’elle était méritée.

D’ordinaire, la peur me permettait de tenir des heures, sous un porche, sur un parking, au bord de la route, à déambuler en roulant des hanches, le sourire carnassier, la tignasse léonine bien décolorée, la tête vide. Surtout la tête vide. La peur d’une paire de claques retentissante, humiliante, bien méritée,  grignotait ma conscience.

 

Ce soir, il pleuvait des torrents, le vent léchait les murs, j’avais quitté le trottoir, avant l’heure où les hommes à l’affût sont partis se coucher… sans moi. Une faute professionnelle impardonnable, une trahison, un crime.

Ce soir, il venait pour me corriger, me redonner l’envie d’aller marcher, d’aller gagner SA vie.

Ce soir, l’orage grondait au dehors, la révolte feulait au dedans. Ce matin, enfin, j’avais réussi à récupérer mes papiers, confisqués pour m’obliger à marcher.

Ce soir, l’air embaumait la liberté, j’avais une identité.

 

Le temps coagulait. Personne ne moufetait. Rassasié, mon rire s’était éteint. La haine flambait rouge orange au fond de mes yeux bleus. Il avait dit « de toi, je ferai une reine », il avait promis des jours merveilleux, un nom, un toit, des enfants, et un chien. Au lieu de quoi, j’arpentais les rues, piétinais les pavés et bradais ma vertu. Perdue.

C’est le père Gautier qui m’a parlé de dignité, d’amour, de liberté. Tous les soirs, il venait discrètement me voir sur mon bout de trottoir. Il savait ranimer mon cœur surgelé, réveiller mon âme, me ressusciter. C’est lui qui m’a dit « va chercher tes papiers ». Seule, je n’aurais pas eu cette idée.

 

Il s’est avancé, avec sur le visage son sourire d’animal en chasse, avec à la main, son cran d’arrêt qui a fait « schlack ». Les hommes courageux se sont reculés d’un pas, puis deux, dégageant le passage qui menait jusqu’à moi. Juchée sur mes talons trop hauts, j’ai soutenu son regard meurtrier, j’avais 17 ans, des papiers, une identité.

Il a bondi, les autres ont regardé ailleurs, ces affaires n’étaient pas les leurs.

La lame a piqué  droit vers mon cœur en chamade. Je l’ai vue arriver, rigide et froide, impitoyable.

Le tonnerre a grondé et tout a disjoncté. D’un coup, la salle fut plongée dans l’obscurité.

 

J’ai foncé. Je l’ai frôlé sans chercher à le voir, et j’ai couru dans ces rues où j’avais trop longtemps marché.

Je suis rentrée chez moi, à Varsovie.

Au petit que je porte dans mon ventre d’enfant, plus tard, quand nous serons grands, je dirai qu’il est des jours et des lunes, des saisons et des années où la poussière efface l’entendement.

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