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Très cher Gabriel,

 

La voici enfin, près de vingt ans de solitude après notre première rencontre, cette lettre que vous ne lirez pas.

 

Quelques lignes porteuses de mon admiration, sur un fond de salsa et d’une mélancolique passion.

 

Gabriel… l’automne me surprend agitée d’une fébrilité d’adolescente, la plume ici guidée par un cœur en émoi..

 

J’ai voyagé tout l’été grâce à vous qui m’avez attirée dans les tourbillons bigarrés de vos mondes. Ceux là mêmes où j’ai retrouvé vos enfants.

 

J’ai encore la fièvre.

 

Une immense surprise m’attendait en accostant aux rives moites qui cernent Macondo. Réunis comme un seul homme, tous les Buendia étaient là. Que d’émotions Gabriel sous le feu ardent de ces retrouvailles !  

 

En mon honneur, la table avait été dressée dans la grande salle de leur demeure. La maison avait fière allure, dont les murs avaient été récemment recouverts de chaux, et l’origan embaumait le patio comme jamais.

 

Abandonnant ses parchemins prophétiques, même Melquiadès l’alchimiste nous rejoignit. Les gitans n’avaient pas déserté le village.

 

La « hojarasca » n’était encore qu’un fantôme du futur, la bourrasque des feuilles n’avait pas eu lieu, la compagnie bananière n’existait pour personne, et les trois mille ouvriers révoltés ne quittaient pas encore une improbable gare dans les wagons de la mort.

 

José Arcadio, le père,  n’était pas enchaîné sous son châtaigner et Ursula Iguaran m’a serrée dans ses bras vigoureux.

 

Comme vous la connaissez, Rémédios la Belle et ses mains d’enfant secondaient le Colonel Auréliano dans la confection de ses petits poissons dorés.

 

Gabriel, vos enfants sont encore bien vivants, pareils à ce qu’ils étaient vingt ans auparavant.  

 

Plus secrète que jamais, Mémé la « guiajina » s’activait aux fourneaux et la fête a duré des mois entiers sur des rythmes à faire pleurer l’accordéon de José Arcadio le second. J’ai vu aussi Pilar Ternera. Elle  avait toujours ce rire sonore qui fait peur aux oiseaux, et Rebecca aimait encore Amaranda comme une sœur.  

 

Un soir,  la magie de votre verbe baroque et le souffle de vos inspirations  sont même parvenus à convoquer dans les mêmes lieux Erendira et sa redoutable grand-mère maudite. Derrières elles, le jeune Ulysse traînait encore et encore « la galère mortelle du lit de l’amour ». De longues semaines se sont écoulées sans que les feux ardents de cette fête éternelle ne s’éteignent en braises languides.

 

 Quand victime de l’ivresse d’une fièvre passionnée je dus rejoindre le fleuve, vous m’aviez réservée une ultime surprise. Car c’est avec Fermina Daza et Florentino Ariza que s’effectua mon voyage de retour. Attendrie plus que de raison, j’ai côtoyé ces vieux amants liés par l’Amour au temps du choléra. Bienveillant et vivant, le docteur Juvénal Urbino s’occupa à dresser son ara chamarré durant toute la traversée.

 

Avant l’escale finale, je pus, au fil de vos pensées, rejoindre le palais du Patriarche cacochyme. Nous étions déjà en automne. Il avait toujours entre cent trente sept et deux cent trente deux ans et sa mère, Benedicion Alvarado, vieillissait mal à ses côtés. Comme vous le supposez, Gabriel, comme jadis, les jardins du palais regorgeaient de volailles caquetantes et de cochons souillons.

 

Enfin, le hasard ou votre volonté ont permis que nous arrivions à temps pour suivre les dernières funérailles de la Grande Mémé.

 

Je vous remercie Gabriel pour ce voyage solitaire. Soyez rassuré, vos enfants sont éternels, et vos mondes magiques sont à jamais les miens.

 

Je ne posterai pas cette lettre, vous ne la recevrez pas.

 

J’attendrai que la fièvre retombe pour, un jour si je l’ose,  reprendre ma si modeste plume encore paralysée par la splendeur et la vigueur de la vôtre.

 

 

Affectueusement et pour toujours à vous.

 

Tag(s) : #Textes des auteurs
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