C'est un homme de taille moyenne, le visage rond marqué de rougeurs, les joues flasques, un nez camus, une moustache large du bas et fine du haut (en argot on l'appelle côtelette et c'est vrai qu'il y a ressemblance) les dents jaunies par le bout de cigare qu'il a toujours calé à la commissure des lèvres, un double menton, un ventre très rebondi ; les boutons de sa chemise en témoignent : ils sont tirés au maximum, prêt à vous sauter à la figure. Son crâne est pratiquement chauve et luisant, mais il lui reste quelques cheveux sur le haut auxquels il tient ; il les ramène donc d'une extrémité à l'autre de sa tête, tel VGE, et les fixe avec du gel.
Ses mains sont moites et le regard bleu d'acier, fuyant.
Sa femme est tout le contraire; jolie, coquette, toujours tirée à quatre épingles, d'humeur joyeuse, du matin au soir elle trime : ménage, lessive, repassage, cuisine, jardiner, bêcher, désherber, tondre la pelouse. Une vraie fourmi. Elle dit souvent en riant "que voulez-vous, mon mari ne fait rien, mais il le fait bien"
Décidément comme dirait un certain Paul Géraldy : "En amour, il n'y a ni crimes ni délits. Il y a des fautes de goût".
Donc le soir, Monsieur "Je sais tout mais ne fais rien" rentre chez lui, dit bonsoir à sa femme, est épuisé dit-il : journée d'enfer, petite réunion de formation, déjeuner dans un grand restaurant et partie de golf offert par l'entreprise afin de faire cohésion avec les troupes. Il va mettre son survêtement immaculé (forcément puisqu'il ne fait rien) et vient s'asseoir à côté de sa femme dans un fauteuil bien douillet sur la terrasse pour contempler SON JARDIN. Elle, elle est déjà affalée dans le sien après lui avoir servi une boisson anisée bien glacée. Elle s'en est servi également ; elle l'a bien méritée. Elle ne s'attend pas à des compliments, il n'en fait jamais.
Il observe le jardin, la pelouse fraîchement tondue, le cigare au coin de ses lèvres et après un "snif !" retentissant (parce que Monsieur "Je sais tout" à la goutte au nez, mais le mouchoir ne fait pas partie de sa panoplie) dit :
" Je pense que si la pelouse était tondue un peu plus courte se serait plus jolie ; pense à changer le cran de la tondeuse la prochaine fois"
Et puis : "T'as vu ? les rosiers ont des pucerons faudra penser à les traiter"
Et puis encore " A mon avis, on pourrait peut être mettre un Quercus Rubra à côté de la rocaille, son feuillage en automne est magnifique Monsieur s'est acheté la plus belle encyclopédie sur l'horticulture et retient les noms latins des plantes, c'est qu'il a de la culture !..
Elle ne dit rien, elle a juste relevé le "on" qui la fait sourire intérieurement.
Et puis il vient vous voir. Vous avez remis à neuf la façade de votre maison et "Monsieur Je sais tout" vous fait remarquer que si vous aviez mis tel produit le rendu aurait été plus beau. Il contemple votre jardin, "snif !", (une goutte qu'il n'a pu maîtriser tombe sur sa moustache) il vous fait remarquer que c'est sauvage (sous-entendu : vous ne savez pas vous occuper de votre espace vert). Le salon de jardin que vous venez d'acquérir est "pas mal", mais lui en a acheté un costaud et très cher (sous-entendu : le vôtre c'est de la m….)
Et puis il s'incruste dans l'espoir que vous allez lui offrir un apéro même si votre salon est pourri, mais vous ne faites rien. Alors Monsieur "Je sais tout mais… " retourne chez lui, rempli une petite cruche d'eau, va arroser un minuscule pot de géraniums qui trône sur un poteau près de son portail "parce que sa femme ne peut pas tout faire", alors que celle-ci pendant ce temps arrose allègrement les 6 ares de jardin derrière la maison.
Et puis un jour, Madame fait ses valises et s'enfuit. Elle a, semble-t-il réalisé sa condition d'ilote.
Ca n'a pas plu à Monsieur "Je sais tout mais…" ; il n'a pas compris : "Elle avait tout pour être heureuse". Il a donc décidé qu'elle n'aurait pas le quart de la valeur de leur bien. Il est parti on ne sait où, il s'est mis de côté un petit pécule au temps des splendeurs de la bourse et sa femme n'en sait rien. Il fait traîner le divorce aussi longtemps qu'il le pourra et a laissé leur maison à l'abandon : plus de chauffage, les murs décrépis, des ronces partout, une vraie misère. Son entourage lui fait remarquer que dans l'histoire la maison est totalement dévalorisée et qu'il est tout aussi perdant que sa femme. Il s'en fout, "snif ! – snif !" (non, il ne pleure pas, c'est le nez) c'est lui qui a raison.
"L'amour passe paraît-il, mais la vengeance ! Ah ! Le temps la rend plus belle et plus terrible" Pamphile Lemay