Les rumeurs estivales s'infiltrent par les baies entrebâillées. Sofia attribue l'apathie qui la consume à la chaleur moite qui s'est sournoisement emparée de la Cité depuis quelques jours.
Ce matin, le ciel est électrique, zébré par endroits d'éclairs dardés sur la sérénité presque inquiétante de la ville désertée.
Désœuvrée nonchalamment étendue sur les coussins moelleux du canapé, Sofia sirote un coca en attendant le séchage complet du vernis bleu marine déposé sur ses ongles de pieds. D'un œil réprobateur, elle examine le capharnaüm qui règne dans le salon. Depuis que la canicule s'est annoncée, elle n'a rien rangé. Aïda, la femme de ménage est partie en vacances, sous le soleil ardent de son Portugal natal.
Le bas d'un jogging gît sur la moquette, roulé en boule au pied du fauteuil ; il fait trop chaud pour courir. L'emballage d'un produit surgelé s'est égaré sous un meuble bas.
Le courrier n'a pas été épargné, qui s'entasse sur le sol, formant un monticule beige et blanc, au gré de la teinte des enveloppes.
Un petit tas de correspondance qui grossit chaque matin, dans l'indifférence de sa destinataire. Sofia y distingue une lettre qui ne peut provenir que de sa mère. Les fragrances enivrantes d'un parfum signé Jean Patou flottent à distance. Sofia renonce à se lever, lasse des conseils éternellement prodigués par maman qui n'a pas vu le temps passer et s'adresse toujours à sa fille comme à une enfant qui ne saurait pas se préserver.
D'autres lettres déposées aujourd'hui attirent l'attention de la jeune femme. Sous celle portant le tampon d'un huissier lui rappelant régulièrement quelques dettes héritées des combines incertaines de Yann, son dernier compagnon, une grosse enveloppe de papier marron lui fait signe.
Pas de tampon, pas d'indications concernant l'expéditeur. Le pli mystérieux la sort de sa torpeur, frappant son imagination subitement émoustillée. Portée par un instinct quelques fois candide, elle songe qu'il pourrait s'agir d'une nouvelle formidable, l'annonce d'un héritage, ou mieux encore, l'accord d'un éditeur enthousiasmé par le dernier manuscrit qu'elle ne parvient pas à faire aimer à d'autres qu'elle-même. « Oui, pense-t-elle, c'est sûrement une très bonne nouvelle ».
La jeune femme déchire fébrilement le rabat récalcitrant de la grosse enveloppe de papier kraft.
L'incompréhension la fige, qui laisse place sans transition au vide paralysant dans lequel sa seconde lecture la plonge. Sans déférence et dénués d'humanité, les caractères typographiques obséquieux s'articulent devant ses yeux – Mademoiselle, L'examen histologique pratiqué à la suite de la biopsie mammaire prescrite lors du contrôle préventif révèle la nature maligne de la pièce anatomique confiée à nos laboratoires. Il s'agit d'une tumeur probablement métastasée. En conséquence, nous vous engageons à prendre contact sans délai avec votre médecin traitant qui vous orientera sans tarder vers un protocole de prise en charge adapté-. La feuille de soins vous permettant de vous faire rembourser par votre Caisse de Sécurité Sociale vous sera adressée dès réception dupaiement par chèque qu'il convient d'expédier à l'adresse indiquée ci-dessous-.
Le salon n'est plus qu'un gigantesque sauna qui ferait suffoquer même un iguane. D'une main agitée de spasmes incontrôlables, Sofia saisit le téléphone pour composer le numéro de Maman. « Je t'en prie, je t'en prie, décroche, s'il te plait…Maman… ».
L'été remballe ses colifichets d'insouciance et ses mirages illuminés.. L'orage gagne en puissance et déchire les cieux ouverts sur des plaies béantes d'où s'échappe une pluie torrentielle qui vient claquer sur les pavés.
Comme les Cieux, l'Eternité se fissure et la vie vacille, flamme fragile d'une bougie menacée par les souffles d'un courant d'air.