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L'important est de sortir dit une voix.

 

Ca va ça va, lui répond Stroubeck. Il écarte le rideau de la fenêtre. Les lampadaires sont encore allumés. Une pluie fine commence à tomber. Quoi emporter ? se demande Stroubeck. Dans la valise il balance quelques Céline. Il a une prédilection sans frein pour Céline. Il se dit que passer la frontière avec Céline, ce n'est pas neutre. Il prend des stylos. Une brassée. Des Reynolds. Les derniers fabriqués par l'usine avant qu'elle ne soit… Stroubeck jette à nouveau un coup d'œil dehors. Les gens circulent. Ils portent des sacs. Ils ont l'air pressés.

 

L'important est de sortir, répète la voix.

 

Stroubeck aimerait faire taire cette voix. Il essaie de s'activer. Il fait du barouf, rien que pour ne plus entendre cette voix. Il met un disque de Benny Goodmann. « L'important est de sortir » se transforme en swing dans son corps, dans ses nerfs, dans sa tête. Swing insupportable quand une voix vous harcèle avec l'inlassable injonction « il faut sortir, il faut sortir, il faut sortir ». Mais sortir où ? braille soudain Stroubeck. Dehors les voitures avancent lentement comme des mammouths en klaxonnant de toute leur corne. Ca s'énerve aux carrefours. Encore un attentat, remarque Stroubeck.

 

-          Je veux bien sortir, mais ça ne changera rien à l'affaire.

 

-          Peut-être. Mais un fois sorti, les choses ne seront plus comme avant, explique la voix avec une douceur qui surprend Stroubeck.

 

Il range une boite de corned-beef dans sa valise. Ces salopards ne me donneront jamais à manger, pense Stroubeck en cherchant dans l'armoire une cravate qui pourrait lui donner un style qui ne lui ressemble pas. Tu t'en fous des apparences, Stroubeck, lui signale la voix. Une fois sorti, les règles ne sont plus les mêmes qu'à l'intérieur. Stroubeck s'approche de la fenêtre. Des hommes en sang courent s'abriter. Une jeune fille caresse le flanc d'un chien qui ne bouge plus. Un vieillard dans le caniveau est agenouillé faisant sa prière. Il pleut toujours. Les aiguilles d'une horloge marquent trois heures. C'est faux. Stroubeck regarde sa montre. Bientôt neuf heures. Le temps dehors n'est plus celui de l'intérieur. Celui de la chambre. Stroubeck ne veut pas quitter cette chambre. Une voix en lui ordonne le contraire. Il suffirait de descendre, d'ouvrir la porte et de marcher sur le trottoir. Il pourrait se fondre dans la foule. Les collégiens partent à l'école. Les commerçants relèvent leur rideau de fer. Des jolies femmes sourient sous leur parapluie. Stroubeck ne sait plus si l'univers du dehors est celui de la vie ou de la mort. Dans sa valise, il organise les objets pour un voyage des plus incertains. Cette voix programmée en lui n'est pas celle de la raison. Dans une cage, il y a deux mésanges. Stroubeck ouvre la cage. Les mésanges s'envolent, mais la chambre fermée compose une nouvelle cage, avec un homme. Il est debout. Il ne peut s'échapper de lui-même.

 

L'important serait de sortir.

 

Stroubeck regarde les gens marcher. Pour lui, ils sont déjà défunts. Ils portent dans leurs bagages une destination qu'ils ignorent. Cela vaut mieux ainsi. Un couple devant le porche s'arrête. Il s'embrasse. Stroubeck lutte contre lui-même. En attendant il absorbe une bonne dose de Vodkarambar. Tu vas sortir. Tu vas faire ce que je te demande. Tu te dirigeras vers l'endroit le plus animé de la ville. Tu suivras le boulevard. Tu éviteras l'autobus. Trop surveillé. Tu respireras l'odeur des arbres une fois encore. Tu penseras à l'amour de tes proches que tu devras quitter.

 

Stroubeck se réjouit que la pluie ait cessé. L'humidité ne convient pas à ceux qui sortent. Il observe maintenant la netteté des immeubles, la beauté des bougainvilliers dont la couleur est éclatante. Il parvient à lire le visage des passants. Il devine sous les vêtements la grâce des corps ou leur fatigue qui l'émeut. Il peut compter le nombre de fruits à l'étalage des marchands. Il apprécie la quiétude des hommes en bras de chemise, en train de fumer, un coude à la portière de leur voiture. Il repère des touristes. Il se dit que ceux là devraient retourner chez eux avant de sombrer dans le cauchemar. Il voit des jeunes gens discuter. Il n'entend pas leur conversation. Il ne détecte que leurs rires. Un rire qui le glace. C'est fou comme la précision des choses est aveuglante après le passage de la pluie. Stroubeck rabat le rideau.

 

            Il voudrait disparaître. Devenir mésange et s'enfermer une bonne fois pour toute dans une cage cadenassée à vie. Que tout l'empêche ! Que agir lui soit interdit ! Que  approcher des hommes lui devienne un calvaire ! Que penser à l'avenir soit révolu ! Il referme avec précaution sa valise. Il balaie du regard la chambre une dernière fois. Cette chambre de personne est devenue sienne pour Stroubeck. Seulement un mois il vit, anonyme, ici. Il connaît déjà toutes les habitudes du gardien, et la vieille femme à l'étage du dessus qui joue du violon, la sonate opus 5 de Corelli,  durant des journées entières. Allons, il faut sortir. Tu rumines depuis trop longtemps. Faut prendre l'air. Secouer ton amertume. L'important est de sortir. Je sais, je sais, marmonne Stroubeck, claquant la porte derrière lui. Stroubeck déteste cette voix qui le rappelle à l'ordre. Il n'a jamais toléré la duplicité. Il aurait tant voulu être sans scrupule.

 

            Le voici maintenant sur le trottoir. Il renifle les parfums. Il lui suffit de tendre un bras pour toucher quelqu'un. Affronter un regard bien sûr est au-delà de ses forces. La vie est différente à hauteur des hommes. Là haut derrière la fenêtre c'était comme un film. A présent dans la foule il partage les goûts communs. Il avance très vite. Il serre la poignée de sa valise jusqu'à se rompre les os. Il transpire comme une pastèque. Quelle idiotie d'avoir enfilé un paletot en plein mois de mai ! Une fillette l'arrête. Elle propose à Stroubeck qu'il lui achète ses bons de tombola en soutien à une association de réfugiés. Stroubeck est désemparé. Ses doigts tremblotent. Il finit par lâcher un billet et enfourner le carnet entier dans sa poche. La fillette lui saute au coup pour le remercier. Putain de ville ! pense Stroubeck. Il se dirige, essoufflé, vers le marché central. La valise pèse des tonnes. Il y arrive. Mais la voix ne dit plus rien. La voix s'est tue. Stroubeck est seul avec lui-même au milieu du marché. Il croise une patrouille de soldats. Il se faufile dans une allée où on peut à peine avancer. Ce n'est plus lui qui décide. C'est le mouvement, le flot, le flux, la marée humaine, colorée, bruyante, inintelligible, qui conduit l'être. Dans le brassage, il se souvient de quelques phrases de Céline « Que fait-on dans la rue, le plus souvent ? On rêve. C'est un des lieux les plus méditatifs de notre époque, c'est notre sanctuaire, moderne, la Rue». Il voudrait tellement considérer ces phrases au pied de la lettre.  Soudain, il aperçoit un banc. Machinalement Stroubeck se laisse choir dessus. Une grosse femme lui fait une place. C'est bien. C'est comme un havre de bonheur. Tout ce monde vivant qui palpite autour de lui. Merde, les mésanges ! J'ai oublié les mésanges ! Dans la chambre, enfermées, elles vont crever ! Stroubeck se relève brutalement. Il part. Il se donne le but de franchir la frontière avant ce soir. Il grimpe dans le premier bus. Sortir de la ville à tout prix. Le soleil brille haut et un homme avec un pardessus d'hiver ne manque pas d'être suspect. Dans l'autobus qui traverse la campagne, Stroubeck est assis. Il entend les passagers parler. On dit qu'une bombe a explosé ce matin, en plein centre du marché. Stroubeck a une vision ; des hommes en sang qui courent, une fillette qui caresse son chien mort, un vieillard récitant des prières à genoux dans le caniveau… Stroubeck ne peut pas rire malgré son succès. Il y a de nombreux morts. Hélas ce que Stroubeck déplore  le plus c'est la dispersion de Céline. Toutes ses pages arrachées, éparpillées, parmi les cadavres. Alors les yeux hagards, Stroubeck répète les phrases de Céline qu'il connaît par coeur Que fait-on dans la rue, le plus souvent ? On rêve etc etc… Comme une litanie, il ne peut s'empêcher de les ressasser à haute voix. C'est bien le seul indice qui permettrait d'identifier le coupable et de l'arrêter avant qu'il ne passe la frontière. Mais qui oserait fouiller dans le crâne tourmenté d'un terroriste, qui plus est, amoureux sans réserve de la langue littéraire ?

Tag(s) : #Textes des auteurs
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