Violeta,
Que cette première lettre est douce et violente.
Les larmes me viennent aux yeux tant l'émotion m'étreint.
Le passé qui me flagelle l'âme et le coeur, je le garde vivant et mordant à mes côtés, mais voilà que tu viens d'allumer la petite flamme vacillante et inespérée du bonheur.
Quelles angoisses et quels tourments ont dû être les tiens, pour que tu fasses de ta jeune vie une quête de la vérité!
Dans ma retraite, j'ignorais que tu fusses vivante, ni même que tu aies jamais eu accès à l'existence!
Je porte gravé dans ma mémoire l'instant indescriptible et stupéfiant où ma compagne Manuella m'appris qu'elle portait en elle une petite vie, fruit de notre amour.
Mais s'il n'y avait pas eu tes soupsçons sur tes origines, ton obstination et ta persévérance pour trouver des réponses aux questions lancinantes qui te tourmentaient, jamais je n'aurais su que c'était toi.
Tu l'ignorais, tu n'étais pas seule dans cette recherche. Maria- Dolorès, la mère-courage de Manuella a bravé tous les périls malgré les bruits de bottes, pour exiger de la dictature des nouvelles de sa fille disparue.
Sans relâche chaque jeudi après-midi pendant une demi-heure, elle a défilé avec les Madres de Plaza de Mayo*, coiffée du foulard blanc symbole des langes de l'enfant disparu. Elles brandissaient toutes des pancartes portant les photos des desaparecidos**, et tournaient sur la place dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, comme pour remonter le temps. Plusieurs l'ont payé de leur vie.
C'est à une soirée d'étudiants en 1978 que nous nous sommes rencontrés et sentis attirés l'un par l'autre, au rytme d'une chanson envoûtante de la grande Violeta Parra***,"Que He Sacado Con Querente".
Nous vivions dans quartier de la Boca, amoureux de l'amour et de la vie malgré le joug de fer que les "généraux" faisaient peser sur l'Argentine et nous terminions tous deux nos études universitaires.
Ce soir de Mai 80, alors que je restais travailler sur mon mémoire, pourquoi ne l'ai-je pas empêchée d'aller à cette réunion d'étudiants dont elle ne revint jamais. Mais Manuella était courageuse, déterminée, généreuse et idéaliste et je partageais ses convictions.
Oh nous n'étions pas des révolutionnaires, "des rouges" commes ils disaient, mais des jeunes qui aimaient leurs pays, qui défendaient la liberté d'expression car il ne voulaient pas vivre à genoux.
Des amis sont venus me prévenir en catastrophe et par un réseau ont organisé ma fuite. J'ai fini par miracle à parvenir en France, à Paris où, après bien des galères, j'ai obtenu un emploi de traducteur, grâce à ma connaissance du Français.
L'exil fut un arrachement et une partie de moi est restée là-bas, à Buenos Aires. Ecouter le moindre tango, Gardel, ou Piazzola***** me broyaient les entrailles et le coeur... Qu'ont-ils fait de toi, ma moitié, mon double, mon oiseau de paradis qui dansait pour moi gracieuse dans ta jupe tournoyante et qui te jetait à mon cou en riant.
Les tortures, la mort pour toi et le bébé que tu portais, et je n'ai rien fait que sauver lâchement ma vie, pourquoi? Les remords me rongeront à jamais...
Les êtres perdus, assassinés me manquent et me poursuivent encore et encore dans mes rêves...
J'ai gardé un contact indirect avec Maria-Dolorés par des amis communs, avec personne d'autre... Elle a fini par apprendre que sa fille avait été enfermée à ESMA : l'école de mécanique de l'armée, où des crimes atroces furent commis contre les opposants à la dictature sanglante des généraux.
Quand je lui ai révèlé après bien des mois que Manuella était enceinte de 3 mois lors de sa disparition, elle s'est inscrite à l'association Abuelas de Plaza de Mayo****, qui recherchaient les enfants des disparus. Elle a appris que les bourreaux gardaient les prisonnières enceintes jusqu'à l'accouchement, supprimaient les mères et faisaient adopter leurs bébés par des familles acquises à leurs idées, militaires ou notables.
Malgré son âge, animée par un fol espoir, elle a continué son double combat.
Toi de ton côté tu as contacté les "Abuelas" qui ont remué ciel et terre grâce à leurs nombreux contacts, ministères, tribunaux, ONU, etc...
A présent en 2000 la démocratie est revenue, mais tout n'est pas si simple pour réparer les dégats, irréparables pour certains. Mais le soleil a brillé sur notre étoile. Maria-Dolorès m'a contacté pour un test ADN qui s'est révèlé miraculeusement positif. Je ne la remercierai jamais assez pour ce qu'elle a fait, ta grand-mère. Il faudra l'aimer beaucoup!
Après presque vingt ans, nous allons nous connaitre enfin, nous apprivoiser, vivre comme un père et sa fille, construire un passé, rattraper le temps.
Je suis descendu dans un petit hôtel de mon ancien quartier de Boca qui n'a pratiquement pas changé depuis mon départ.
Je te joins une petite photo de ta mère et moi que je gardais comme un trésor. Elle est belle n'est-ce pas?
Derrière il y a le numéro de téléphone de l'hôtel.
Appelle-moi, je te rejoindrai où tu voudras, chair de ma chair, sang de mon sang.
Je suis fou de toi, fou de joie, Violeta.
Ton père
Carlos
PS: je sais bien que tu ne t'appelles pas Violeta, mais c'est le prénom que nous avions choisi pour toi, en souvenir de la chanson de notre rencontre, Manuela et moi. Violeta pour une fille et Victor pour un garçon, Victor comme le grand chanteur compositeur Victor Jarra, assassiné par les sbires de Pinochet le 15 septembre 1973 après avoir eu les mains brisées à coup de botte et de crosse de fusil.
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Notes (sources Wikipédia français espagnol)
* Madres de Plaza de Mayo
Les mères de la place de Mai est l'unique organisation de femmes en Argentine, activiste des droits de l'homme.
L'association des mères de la place de Mai avait été formée dans l'espoir de trouver les fils et filles disparus, enlevés par des agents du gouvernement argentin pendant la guerre sale, de 1976 à 1983. La plupart ont été torturés et tués.
** Desaparecidos: disparus
*** Violeta Parra
(14 octobre, 1917 - 5 février, 1967) est une célèbre artiste chilienne, qui réinventa la musique folk de son pays en important son influence en dehors des frontières du Chili
Au début des années 1960 elle rencontre le musicologue et antropologue suisse Gilbert Favré, qui devient l'amour de sa vie, et à qui elle dédiera certaines de ses chansons d'amour les plus connues ("Corazón Maldito", "El Gavilán, Gavilán", "Qué He Sacado con Quererte").
**** Abuelas de Plaza de Mayo
Les Grand-mères de la Place de mai est une organisation fondée en 1977, pour tenter de retrouver les petits-enfants enlevés pendant la répression et les renvoyer vers leurs familles. Leur travail a permis d'identifier 10% des 500 enfants kidnappés ou nés en détention durant la période militaire et adoptés par les familles des bourreaux de leurs parents.
***** Gardel
Carlos Gardel est le plus grand chanteur de tango de l'histoire, né selon les uns à Toulouse en France le 11 décembre 1890, selon les autres à Tacuarembó, en Uruguay le 11 décembre 1887, et décédé le 24 juin 1935 dans un accident d'avion près de Medellin en Colombie.
***** Piazzola
Astor Piazzolla (11 mars 1921 à Mar del Plata - 4 juillet 1992 à Buenos Aires), joueur de bandonéon et compositeur argentin. Selon de nombreux spécialistes, il fut le musicien le plus important de la seconde moitié du XXe siècle pour le tango. Dans sa jeunesse, il joua dans un orchestre et fit des arrangements pour le joueur de bandonéon et compositeur Aníbal Troilo. Quand il commença à se lancer dans des innovations dans le tango (portant sur le rythme et l'harmonie), il subit de très vives critiques de la part des « tangueros » de la « Vieille Garde ».