Une brise chargée d'humidité par cet après-midi d'automne se fraye un chemin entre les briques craquelées des maisons délabrées. Une végétation exubérante et hétéroclite squatte la moindre faille. La grisaille menaçante du ciel amplifie l'aspect morne du tableau. Le château d'eau éventré gémit au vent comme les maisons qui laissent échapper leur plainte au temps perdu. Les toits ouverts comme des tirelires, attendent l'offrande féconde du ciel. Seules, les herbes folles s'activent sous les toitures béantes.
Voilà trente ans que j'en suis parti, trente ans entre cauchemars et thérapies, pansant les plaies du souvenir.
Me voici sur le chemin de mon pèlerinage, une route de campagne sans vie où les oiseaux se détournent au passage. J'avance lentement, agrippé à ma canne qui supplée mes jambes malades. Le car m'a laissé au bout de la route. Plus personne ne met les pieds ici. Ce village ne vomit plus aujourd'hui que les relents de la guerre.
Nous sommes arrivés en train, sur la voie désaffectée, face au hall de gare en briques rouges. Cette nuit là, sous l'éclat de la lune, elle rayonnait, telle une éclaircie dans l'histoire ternie. Je la vois encore dans ce manteau de velours rouge, le teint pâle, ses cheveux blonds inondant ses frêles épaules.
Elle fut mon seul point de réconfort aux abords de notre camp de travail. Je sais maintenant que nous étions des privilégiés, que nos postes dans cet atelier d'assemblage mécanique allaient nous permettre de survivre, étant un rouage essentiel de la maintenance de leur artillerie. On nous gardait en forme, la cadence devenant de plus en plus élevée. En tant qu'ouvriers spécialisés, nous avions, une fois par mois, le droit de descendre au village, sous haute surveillance. Les plus méritants avaient cet honneur et je faisais tout mon possible pour en être. C'était la seule occasion de la voir.
Elle était serveuse au « Bon Accueil », une sorte de cantine aménagée par l'armée allemande, sur un terrain vague, entre le camp et le cœur du village. C'était notre bouffée d'air mensuelle pour les « coopératifs », comme ils nous désignaient. Je n'avais d'yeux que pour elle. Les mois passèrent ainsi dans cette routine terne qu'elle seule enjolivait. Avec le temps, on finit par faire connaissance et sympathiser. On se confiait l'un à l'autre, moi la douleur journalière que m'imposait ce marché et mon désir de survie, elle les concessions que les villageois acceptaient pour ne pas être définitivement réquisitionnés par la force et garder un semblant de liberté, dans cette localité du Bas-Rhin.
Tant d'images m'assaillent alors que je reste planté devant le local délabré, ouvert à tous les vents.
Plus loin j'aperçois les grilles rouillées et les clôtures de barbelés qui entourent l'amas de gravas de nos ateliers rasés.
J'entrevois encore mes amis qui défilent comme des ombres derrière le grillage. Je me revois murmurer à l'oreille d'Astrid que je reviendrais quand tout cela sera fini.
C'était peu de temps avant la démobilisation. Les troupes alliées progressaient et nous devenions une cible privilégiée des bombardements. Une nuit, on nous rembarqua dans un des derniers trains capable de rouler sur cette ligne, avant sa destruction. Dans l'organisation hâtive, certains trouvèrent le moyen de se faire la belle, d'autres pas… C'est dans un cafouillis général que nos wagons s'ébranlèrent pour on sait où. Rapidement, je n'entrevis plus que des panaches de fumée à l'horizon et les vibrations des explosions. Je fus libéré bien plus tard d'un campement boueux et insalubre où je découvris le vrai visage de l'atrocité dont m'avait préservé mon travail, jusqu'alors.
Il m'a fallu du temps pour réapprendre à vivre pleinement, mes jambes gardant ce handicap contracté lors de ce dernier séjour.
Me voici, entouré par les fantômes du passé.
Tout ici est irrévocablement gris.
Moi, je suis revenu…