Je n’ai plus rien à craindre désormais. Ils sont morts. Je peux enfin revenir de mon exil, où ils m’ont condamné, un soir d’octobre 1978… C’était le 9, je m’en souviens bien, on n’oublie pas une date comme celle là…. Brel venait de nous quitter…Et je buvais en boucle les paroles de ses chansons qui avaient un arrière goût de vécu, comme vieux vin tannique ou plutôt satanique…
« Non Jef t'es pas tout seul
Mais arrête de pleurer
Comme ça devant tout le monde
Parce qu'une demi vieille
Parce qu'une fausse blonde
T'a relaissé tomber » (1)
Eh bien, si.
Jef était tout seul… et ni la mère Françoise ni la madame Andrée n’auraient pu me consoler. J’avais chaviré dans les abîmes du désespoir, dans les méandres de la vinasse et de ses vapeurs illusoires. Je n’étais pas parti très loin, non… j’étais juste à côté. En marge. Mais le public se faisait rare dans la salle de spectacle que j’avais fait mienne… trop de débris de verre, de relents écœurants, de bouteilles cassées étalées sur un parterre de souvenirs impurs et propices aux ombres fantômes.
Le choix avait été vite fait…
« Comment tuer l'amant de sa femme
Quand on a été comme moi élevé
Dans les traditions?
Il y a l'arsenic ouais
C'est trop long.
Il y a le révolver
Mais c'est trop court.
Il y a l'amitié
C'est trop cher.
Il y a le mépris »(2)
Et puis il y a la lâcheté.
Mais c’est trop bête.
Ivre du soir au matin et du matin au soir. Je n’avais pas trouvé mieux. Sur un vinyle, seul le vieux Jacques trinquait à ma santé au travers du mange-disque des années 60 qu’Huguette m’avait offert pour mes 20 ans.
Aujourd’hui je viens de l’enterrer, mon Huguette… et je suis sobre, pour la première fois depuis trente ans. Un accident. Parait que le Fernand et elle, ils allaient au marché quand c’est arrivé, enlacés comme au premier jour où ils m’ont trahi. Après on ne sait pas trop. Leur voiture a quitté la chaussée. Enfin, je crois.
« Dire que Fernand est mort
Dire qu'il est mort Fernand
Dire que je suis seul derrière
Dire qu'il est seul devant
Lui dans sa dernière bière
Moi dans mon brouillard
Lui dans son corbillard
Moi dans mon désert » (3)
Peut-être que c’est moi. Je ne sais plus, je ne sais pas. Le brouillard épais a désormais fait place aux doutes liquoreux. Mais ça fait longtemps que j’attendais ça…
« Parfaitement à jeun
Je reviens d'une belle fête
J'ai enterré Huguette ce matin » (4)
Je n’ai plus rien à craindre, désormais ils sont morts… Et pourtant. Une infâme écume blanchâtre de remords floconne dans mon cœur et tapisse maintenant mon corps d’un rouge visqueux de vin ignoble …. Maudite Huguette. J’aurais du épouser la Germaine… Avec sa laideur légendaire, aucun autre homme ne l’aurait attirée dans ses filets, pas même avec des bonbons…..
Alors…
« Ami remplis mon verre
Encore un et je vas
Encore un et je vais
Non je ne pleure pas
Je chante et je suis gai
Mais j'ai mal d'être moi
Ami remplis mon verre
Ami remplis mon verre » (5)
(1) Jef
(2) Comment tuer l’amant de sa femme ?
(3) Fernand
(4) A jeun
(5) L’ivrogne
J. BREL.