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L’ombre nonchalante de Sylvain s’agrippait aux murs comme des poux sur la tête d’un pauvre. Sa démarche était lente, presque trop. Lourde, aussi. Sa silhouette était ridée, vieillie, pourtant il n’avait que 54 ans et en paraissait quinze de plus. Cloîtré dans un hospice la nuit, vagabondant le jour, il marchait, marchait et marchait encore. Pour oublier. Ne jamais s’arrêter. Un pas devant l’autre. Pour elle. . .

 

***

 

Depuis son retour, il y a une semaine, il passait son temps à rôder autour de la dernière demeure où ils avaient vécu quatre années de passion, de fièvre et de violence, cherchant un regard, une brindille de vie, un espace à lui. Un signe. Il la guettait toujours, alors qu’elle étendait son linge dehors avec une sensualité qui lui était familière ou bien lorsqu’elle faisait son jardin, méthodiquement, méticuleusement, malgré sa jambe brinquebalante… 

 

Sylvain l’avait quittée. Du jour au lendemain. Je me souviens, la veille de son départ, nous prenions encore une bière, accoudés au comptoir du bar du coin comme à notre habitude, à la sortie de l’usine. Un petit moment entre amis après une dure journée de labeur dans la chaleur moite et le bruit incessant des machines. Et puis, plus rien. Plus de Sylvain. Et d’ailleurs, personne en dehors de moi, son meilleur ami,  ne chercha à le retrouver, pas même sa femme, Mathilde, écrasée par le poids de la honte, je ne le compris que plus tard. Il avait quitté le pays. Définitivement. Je l’ai su par Paul, qui l’avait vu à l’aéroport le soir même de sa disparition. Ha, le Paul ! Ivrogne du matin au soir, il n’a jamais su me dire sur quel vol il était parti. Avec le temps, j’avais même fini par douter de la véracité de son récit. Mathilde, elle, se referma sur elle-même, ne parla plus aux amis. Au début, j’essayais de lui rendre visite régulièrement, mais parler de Sylvain était un sujet tabou. Alors, je me suis essoufflé, comme tout le monde dans le village.

 

Lundi, lorsque je vis sa silhouette hanter la rue Madeleine, j’eus du mal à le reconnaître. Trente ans après et des yeux plus fatigués, j’ai cru un instant que je me trompais, mais rapidement, et malgré les rides, la saleté et les habits déchirés, son regard aux yeux de braise flanqués au milieu de son visage comme deux saphirs étincelants exposés dans une vitrine de bijoutier, dissipa tous mes doutes. C’était bien Sylvain. Mon ami. Je restai tapi derrière mon arbre comme si j’avais vu un revenant. Sans bouger.

 

Le lendemain, mardi, je retournai rue de la Madeleine. Il était toujours là, à faire les cent pas dans la rue. Je le détestai. Il m’avait trahi. Il avait trahi tout le monde, même sa femme. Le voir me devenait insupportable.  

 

Mercredi, n’en pouvant plus, je me décidai enfin à l’accoster. Ca me faisait mal mais je devais savoir. Avec sa désinvolture habituelle, il se montra peu surpris de me retrouver là. L’accueil fut plutôt étrange, voire glacial.

 

-         Je t’attendais, Vincent…

 

-         …..

 

-         Tu mérites une explication, renchérit-il.

 

-         Oui… je l’attends depuis 30 ans, espèce de connard ! Et je ne suis pas le seul ! Tu as pensé à ta femme, à tes amis, à ta famille ? J’espère que tu as une bonne explication à me donner parce que sinon….

 

-         Retrouve-moi demain au bar des Braves. Tu sauras tout.

 

 C’est ainsi, qu’après une nuit mouvementée, nous nous retrouvâmes le jeudi soir au bar du coin, comme par le passé. Sauf qu’il s’était écoulé trente ans. Trente ans d’incompréhension, de suspicion, et finalement, de non-dits. A partir du moment où il prit la parole, je restai subjugué et surtout suspendu à son récit.

 

-         Tu sais, j’ai appris à mes dépens que partir libre n’existe pas. Tu crois laisser ton passé derrière toi, mais où que tu sois finalement, il te suit partout comme un petit chien à sa mémère. Peu importe où je suis parti. Ca ne regarde que moi… Ce qui compte, c’est pourquoi je suis parti. Je pensais que tôt ou tard Mathilde t’en parlerait, mais à ta tête que tu es en train de faire, je pense qu’elle ne l’a pas fait. Je la comprends, tu sais. Il ne faut pas lui en vouloir. Une dispute, un soir en rentrant un peu éméché du café… puis très vite, des coups…. Je ne voulais pas, tu sais. C’est parti tout seul. Le ton est monté. Des deux côtés. Tu sais pourtant combien nous nous aimions passionnément…. Un couteau était posé sur la table…. Elle l’a pris… J’ai eu peur… dans la bagarre j’ai essayé de la repousser, et je ne sais comment… tout est allé si vite, elle a reçu un coup dans la jambe qui l’a déstabilisée avant qu’elle ne s’effondre à terre. Et là, la dernière parole qu’elle m’ait dite, c’est….  tu viens de tuer notre enfant….

 

-         ….

 

-         Je ne savais pas, tu comprends…. J’ai appelé une ambulance, quitté la maison sur- le- champ, passé une nuit dehors à vomir mon dégoût dans tous les caniveaux, et au petit matin je suis passé à la banque retirer du liquide, et j’ai pris le premier avion  que je trouvais… Ce que j’ai fait pendant trente ans là-bas c’est vivre dans le remord, la douleur, et la honte. Je n’ai cessé de penser à elle, à toi. A cet enfant que j’avais tué. A cette vie qui se détricotait au fil du temps. Au début je pensais que la police me retrouverait, mais très vite, sans nouvelles de personne (je scrutais les faits divers dans les journaux pour voir si l’on me recherchait), je compris vite que de son côté, Mathilde s’était tue pendant toutes ces années…. Il m’a fallu trente ans et autant de courage pour me décider enfin à revenir et faire table rase du passé…. Mais, comment va-t-elle réagir ?..... Cela fait quatre jours que j’erre dans notre ancien quartier sans arriver à franchir le seuil de la porte… tu es mon ami, aide-moi…

 

 

 

Vendredi.  J’avais décidé de parler à Mathilde, un peu comme pour me rattraper de toutes ces années où nous étions tous restés muets. J’avais promis à Sylvain d’essayer. Sans grande conviction. Quoique... pendant  toutes ces années elle était restée seule, n’avait jamais rencontré d’autre homme... Signe sans doute qu’elle ne vivait que dans le passé, en attente que celui-ci ressurgisse... du moins m’en étais-je convaincu.  J’ai mis toute la journée à élaborer un plan, un discours... j’avais imaginé toutes les questions de Mathilde et toutes les réponses possibles, mais le plus dur était le premier contact : me laisserait-elle lui parler ?

 

Samedi.  L’accueil était prévisible : un regard noir dans ses yeux si clairs. Et pourtant, je crus y entrapercevoir une étincelle furtive lorsque je prononçai le prénom de Sylvain, une sorte de « dépêche-toi de me dire ce que tu as à me dire avant que je ne referme ma coquille »... Je pris cette étincelle comme un feu vert.

 

Elle m’écouta. Attentivement. Au fil de mon récit, je sentais que j’entrouvrais des portes depuis bien longtemps fermées. Des relents d’émotion et de tendresses mêlées remontaient sur sa bouche sensuelle. Je la sentais revivre, reprendre son souffle,  ravaler ses larmes et soupirer. Au fond de moi, je savais déjà que j’avais gagné mon pari. J’avais le sentiment qu’un rayon de soleil lointain faisait fondre les remords peu à peu  sur son visage, le lissant de toute colère. Je compris que l’amour était comme le passé, qu’il suffisait d’ouvrir une faille pour qu’il ressurgisse à nouveau, embelli d’expériences et de rancœurs latentes.

 

Dimanche. Le café du coin. Trois amis se retrouvent comme au bon vieux temps, sous la tonnelle. Ca chahute. Ca parle fort. Des éclats de rire puis des pleurs. Des retrouvailles. Vincent prétexte un rendez-vous puis s’en va sur la pointe des pieds pour laisser deux amoureux rattraper le temps perdu.

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