Il était déjà tard. Le quartier semblait respirer lentement, prêt à tirer la couverture à lui et à sombrer dans les bras de Morphée. Tout me semblait ralenti. Dehors les réverbères mièvres commençaient à se trémousser dans un halo mystérieux. Les arbres s’étaient chaussés de pantoufles et leurs branchages se laissaient maintenant tomber à genoux. Quand le vent entonna les premières notes de son cantique nocturne, on eut dit que la ville se mit en désordre : les volets, en chef d’orchestre, donnaient le ton. Puis le chœur de la ville tout entier esquissa une symphonie métallique et pathétique, les carrefours entreprirent une ronde effrénée comme de véritables tourniquets, un peu comme les vicissitudes des saisons qui auraient entrainé un immense carnage dans le cycle de la vie. Ce que je voyais à présent était d’une telle absurdité que je pensais être dans un mauvais rêve. Un éléphant traversa la rue, juste à l’angle du magasin vidéo et du club de karaté ! Là, je vis aussi deux personnes sur la tête desquelles trônait un casque qu’on eu dit sorti de la dernière guerre… et une colonie de pingouins à leur trousse.. !!!
Qu’était-il en train de m’arriver ? Je me retournai, regardai à l’intérieur de mon appartement que j’avais modelé à la façon d’une tanière. En dehors de la lumière qui vacillait un peu, réduisant la pièce à un petit cagibi de quelques mètres carrés, rien ne paraissait différent. La bibliothèque se tenait droite et ne se dandinait pas, mon bureau semblait se reposer sur ses quatre pieds comme à son habitude. Seul le brouillon de mon prochain roman traînait à terre, ouvert à l’épisode crucial où mon héros, très charismatique, en quête d’aventures extraordinaires et surtout à la recherche du temps perdu, venait d’ouvrir la trappe qui allait le conduire dans les bas-fonds du monde des ténèbres. Il me ressemblait assez finalement. Très élancé, intellectuellement au-dessus des autres, et en esthète et philosophe qu’il était, il avait ce désir insatiable de la quête du mysticisme. Mais qu’étais-je en train de raconter ? Etait-ce la goutte d’alcool que j’avais versé dans mon thé pour l’adoucir, qui me faisait voir des choses extraordinaires ? Voilà que dehors se dessinait un spectacle affolant où le goudron se soulevait peu à peu, laissant apparaître toutes les varices de la terre enchevêtrées les unes aux autres, et que l’histoire de mon roman semblait prendre vie après neuf mois de gestation.
C’est comme cela que tout a commencé. J’ai pris conscience alors que je dérivais vers ce monde parallèle au fur et à mesure que j’en écrivais les pages et surtout, que je ne pouvais rien empêcher. C’était à la fois fou et excitant. Et surtout, je n’avais pas peur. Et je ne boudais pas ce plaisir qui m’était offert. Bien au contraire, je voulais en apprécier toute l’aventure, toute la dimension, car j’étais avant tout un joueur. Chaque mot était en train de me rendre la monnaie de mon travail, les heures passées dans mon antre devenaient petit à petit délicieuses et génératrice de bonheur. J’étais enfin parvenu à rejoindre ce monde des ténèbres et bientôt je retrouverais mon ami, mon autre, celui que j’avais sorti du milieu hospitalier pour en faire un héros. Et peu importe ce que nous allions devenir.
Mais lorsque j’arrivai sur les lieux, aussi sombres qu’inquiétants, où la vie semblait avoir retenu son souffle, des odeurs de sulfate prirent le contrôle de mes sens. Il n’y avait plus d’éléphants ni de pingouins, seulement des carnassiers qui rongeaient des carcasses, des cylindres d’acier épars, et des bouts de plastique gangrénés. Les maisons avaient perdu leur plâtre et ressemblaient à des squelettes immondes. Je devinais à terre, maintenant, mon héros fatigué, à moitié dévoré par des machines voraces, dissimulé sous des coquelicots qui répandaient leur sang à même le sol. Je cherchais alors un synonyme puissant qui décrirait toute cette horreur. En vain. J’étais à terre moi aussi. Dans l’ombre de mon héros et dans la poussière de mes écrits.