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D'accord, je vais vous raconter ma première fois, mais dans l'urgence, car je me sens toute bizarre aujourd'hui.

- Voilà la chose: Un jour, je fus, la veille je n'étais pas! Vous allez me dire:

- Comment pouvez-vous affirmer une chose pareille, vous êtes une tête de linotte et ceci et cela.... patin couffin...

- Primo, je ne suis pas un oiseau, vous voyez bien que je n'ai ni plumes, ni ailes! Cessez de me seriner avec vos sornettes!

- Deusio, j'y étais et vous pas, alors taisez-vous au lieu de jacasser comme une pie!

- Mais je ne suis pas une pie!

- Peu importe, c'est une figure de style! Je reprends et ne m'interrompez plus! Donc un matin, j'apparus, je ne me suis pas vue, mais je suppose que j'apparus sur une feuille, ça ne pouvait être ailleurs. J'étais une bouche qui n'avait qu'une pensée en tête "manger, manger, manger"! Et je croquai dans la première chose à ma portée: ma feuille, les choses sont bien faites, j'étais une bouche posée sur son déjeuner! Ma faim était gargantuesque! Ma feuille se rétrécissait comme peau de chagrin! Et puis je me suis aperçue que j'étais une bouche avec des yeux! Des yeux, oui Madame, ça tombe sous le sens, sinon comment aurais-je vu ma feuille diminuer! Tout allait pour le mieux, la bouche mangeait, les yeux voyaient, ils communiquaient entre eux, et les yeux apercevant le danger, la bouche s'arrêta net pour ne pas tomber de la feuille presque entièrement dévorée!

La peur fit venir des pieds, beaucoup de pieds, qui en cadence, une deux, une deux, emportèrent la bouche et les yeux sur une autre feuille à déguster à l'abri du danger. Tout ce petit monde s'entendait fort bien. Et là vie s'écoula sans histoire... Au bout de quelque temps, les yeux s'aperçurent avec stupéfaction que la succession du sombre et du clair n'étaient pas gouvernés par eux, mais par quelque chose d'extérieur. Ils prirent l'habitude de s'évader du monde sombre pendant la période sombre qu'ils nommèrent "nuit" vers de fantastiques univers intérieurs qu'ils leur plut d'appeler "rêves". La période claire fut le "jour" Il y eut un soir et il y eut un matin.

Munie de ces trois attributs, bouche, yeux et pieds, mon temps se partagea entre engloutir des feuilles, examiner les choses et me déplacer avec lenteur, les pieds n'étant pas équipés pour la vitesse!

Un jour, je découvris que si tout entrait par la bouche, des choses sortaient de moi par derrière!... Donc j'avais un derrière pour expulser ces choses indésirables! Les yeux essayaient de l'apercevoir, mais sans succès! Donc je pris l'habitude d'être suivie d'un derrière invisible! J'allais de découverte en découverte sans cesser de dévorer, de bouffer, de m'empifrer! Je compris que cette insatiable faim était moi aussi! Je la satisfaisais machinalement, ce qui me permit d'observer mon univers et d'en tirer d'intéressantes pensées! Par exemple, je supputais que si tout ce qui entrait par ma bouche ne pouvait pas un peu sortir par mon derrière, je finirais avec toutes ces feuilles dans moi, par remplir entièrement mon univers! Mon moi était bien conçu! Au bout d'un moment, je perçus de temps à autre, que je me ballonnais et m'augmentais moi-même! Conséquence de ceci, j'avais besoin de toujours plus de feuilles! Force fut de constater que si mon appétit croissait, c'est qu'il devait nourrir quelque chose de plus grand et de plus gros: moi-même.

Et un jour, les yeux furent en mesure d'apercevoir ce que je nommais faute de mieux le derrière, qui me suivait partout, et qui n'était suivi par rien du tout! J'avais grandi et les yeux pouvaient se tourner pour regarder loin derrière eux!

En réfléchissant je me demandais ce qui pouvait relier la bouche, les yeux, les pieds et le derrière? Après moult observations et contorsions, les yeux et la bouche demeuraient invisibles, je n'aperçus aucun fil reliant les choses les unes aux autres, mais je fis plusieurs découvertes! Au loin un pied sur la feuille, plus loin encore, le derrière, et en devant lui une masse verdâtre tachetée de rouge, de jaune et de noir: c'était donc moi aussi!

Un jour, je pus rassembler enfin mes différentes parties! Comme le tout est plus que l'ensemble des parties, je naquis enfin comme être vivant, j'avais un corps, alors que je n'étais auparavant qu'un mécanisme avalant et excrétant, vaguement conscient de son univers!

Puisque que j'avais une réponse à la quête de mon "moi", je pus désormais philosopher sur les beautés, les horreurs et le pourquoi de la vie!:

Je m'aperçus que mon monde était un ensemble de feuilles, portée par des brindilles, elles-mêmes poussant sur des branches relié à un tronc, qui était le pilier du monde.

Mon espace de vie n'étant pas clos, j'y liais connaissance avec des êtres de mon acabit, très divers, mais rampant tous en mangeant des feuilles. Ils m'apprirent que je me nommais "chenille" comme eux, nous étions tous cousins...

A travers mon arbre, le ciel semblait changeant, bleu ou gris parfois avec des entités blanches qui défilaient, comme si elles savaient où elles allaient!

Si le ciel devenait menaçant: danger! L'orage ne tardait pas, alors qu'éclairs et tonnerre ne m'impressionnaient guère, j'ai été un jour assommée par une goutte de pluie, heureusement sans issue fatale. Une autre goutte merveilleusement irisée m'a permis de voir mon visage, stupeur et tremblements, mais finalement, je ne me trouvais pas si mal que ça! Et je méditai sur cette aventure: un mal peut être un bien et vice-versa, ça dépend des circonstances!

Il y a des êtres merveilleux, légers qui passent à proximité de moi de temps à autre, je les appelle des feuilles volantes. Leurs couleurs diaprées et diverses sont un enchantement, et dessinent des figures magnifiques! Elles planent dans l'air comme si elles ne pesaient rien, gracieuses, leur deux feuilles étendues à plat, ou battant en cadence; elle les replient quand elles se posent, le dessous de ce que je décidais de nommer "ailes" étant souvent de couleur terne, en guise de camouflage, enfin, c'est ce que j'en ai déduit! Comme j'aimerais être l'une d'elles, moi qui suis clouée à mes feuilles, et l'expression même de la lenteur!

Toutes sortes d'insectes, grande famille à laquelle je suis apparentée traversent mon arbre! Vrombissement du carabe aux ailes mordorées, du bourdon, de l'abeille, de la libellule. Il y en a aussi qui vivent carrément sur lui.

Je ne crains rien d'eux, j'ai seulement peur d'une petite guêpe qui pond ses oeufs dans le corps des chenilles. C'est arrivé à une amie à moi, que j'ai assistée jusqu'à la fin, elle fut dévoré vivante par les larves qui se développaient à l'intérieur de son corps, un vrai film d'horreur!

Dans ma vie, il y a aussi de grands fauves ailés, qui plongent en piqué sur nous, nous attrapent d'un coup de bec et nous dégustent pour déjeuner! Attention tous les fauves volants ne sont pas carnivores, certains préfèrent les graines ! J'ai appris à les reconnaître! Par contre, ils chantent tous de fort jolie manière!

On dit que la musique adoucit les moeurs, et bien pas toujours, parfois c'est un piège!

Hier j'ai eu la surprise de voir une de ces créatures volantes, capturée et mangée par un fauve plus grand encore, félin noir à quatre pattes, qui s'amuse avec ses victimes avant de les tuer et les manger de chichiteuse manière en en laissant à terre la plus grande partie!

J'ai eu la peur de ma vie, mais il m'a complètement ignorée!

Ainsi va le monde, mais il y a des questions qui me tourmentent depuis longtemps, et auxquelles je ne trouve pas de réponses:

- Pourquoi n'ai-je pas droit à l'amour?

Partout, tout le monde parle d'amour, chacun trouve sa chacune et fait des projets d'avenir! Pourquoi pas moi? J'ai interrogé mes amies qui semblent s'en soucier comme d'une guigne! Nous sommes des genres d'eunuques, qui ne se reproduisent pas, alors comment se fait-il que dans mon arbre apparaissent quotidiennement toutes sortes de chenilles ? Par l'opération du Saint-Esprit, faut croire?

Une autre question existentielle m'interpelle furieusement:

-Qui suis-je, où vais-je et dans quelle étagère, comme disait pierre Dac?

Je ne trouve comme raison à ma présence ici-bas, que le fait de servir de proie aux rapaces volants, de nourriture pour leurs petits, afin de perpétuer leur espèce!

Destin minuscule et incongru, désespérant pour une chenille pensante!

Tenez, ça me coupe l'appétit, même la feuille la plus succulente me donne la nausée! J'ai besoin d'un peu de repos et je suis prise d'une incoercible envie de tricoter! Ca ne saurait souffrir une seule seconde d'attente, sinon il sera trop tard!

Merci de m'avoir écoutée! Ca m'a soulagée de vous raconter tout cela!

Que la vie vous soit douce!

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