Claude repose ses lunettes rondes sur le journal. Ses yeux lui font mal. Il les frotte délicatement, remet ses lunettes sur son nez et poursuit sa lecture. Sa vue s’affaiblit régulièrement. Il sait qu’il va la perdre progressivement. Alors, il fait une pause une nouvelle fois, et son regard se dirige tendrement vers la fenêtre où peupliers et meules se disputent leur présence sur les toiles du maître. Il se souvient…
…. au bord de la Seine, appliquant un coup de brosse minutieux sur sa toile encore vierge. Ses mouvements de poignet sont légers et précis. Comme tous les impressionnistes, il connaît par cœur la théorie des couleurs. Le champ de coquelicots, qui commence à prendre forme, est parsemé de petites taches rouges comme le pigment voluptueux des lèvres de Camille, sa première femme…
Camille est belle et lui sert de modèle depuis de nombreuses années. Elle est sa muse, son inspiration, celle qu’il a choisie malgré l’hostilité de sa famille. Et plus encore. Plus tard, elle sera la mère de leurs deux enfants, Jean (1) et Michel (2).
Claude est pensif. Ses souvenirs se voilent à mesure que sa cataracte évolue. Les blancs deviennent jaunâtres, les verts, jaune- vert et les rouges, orangés. Les bleus et les violets font place aux rouges et aux jaunes. Les détails s'estompent, les contours disparaissent pour devenir un peu flous. Il se penche sur son passé une nouvelle fois et revoit sa Camille au milieu du champ de coquelicots. Il revoit la parisienne moderne qu’elle était, élégante et sûre de son pouvoir de séduction.
Ma Camille, ma douce, mon amour, quelle vie incertaine t’ai-je donc offert ? … Combien de kilomètres avons-nous parcouru ? Il y eut d’abord Trouville et cet hiver 1868 à Paris où nous côtoyâmes froid et pauvreté… Ensuite nous partîmes pour la campagne, à Bennecourt puis au Havre. En 1870, l’année de notre mariage, nous allâmes à Londres trouver refuge pendant la guerre. Nous avons toujours été par monts et par vaux comme des vagabonds zigzaguant entre Paris et la Normandie pour fuir les créanciers ou courir après l'aide vaguement promise d'un collectionneur. Et puis ce séjour en Hollande avant de regagner Vétheuil, ta dernière demeure, juste avant que tu ne disparaisses. Ces va-et-vient t’ont épuisée, je le sais. Ce n’était pas une vie pour toi. C’est trop jeune 32 ans, pour mourir.
J’aurais voulu que tu connaisses Giverny (3), où le bassin aux nymphéas du jardin m’inspire encore fortement malgré mes problèmes de vue. Tu aurais aimé cette maison au crépi rose, et sans doute aurais-tu été fascinée par le charme intime que l’on y trouve à l’intérieur. Mon amour, si Eugène (4) et Johan (5) n’avaient pas découvert mes talents de caricaturiste, serais-je là, à Giverny, à contempler la lumière du jour qui fuit à travers la fenêtre et à peindre encore l’éclat de cet instant fugitif ? J’ai tout sacrifié à la peinture, y compris toi, ma belle… J’ai parfois préféré la compagnie de Frédéric (6), l’autre Camille (7), Pierre-Auguste(8) , Alfred (11) , Charles-François (9) ou encore Paul (10). Mais au fond de moi, je n’ai cessé de t’aimer.
Depuis, tu sais, j’ai épousé Alice, et nous vivons tous les trois avec ses six enfants. Te souviens-tu d’Alice ? Tu sais, l’ex épouse d'Ernest Hoschedé (12) qui nous avait apporté son soutien lorsque financièrement nous ne nous en sortions plus. Elle est très aimante, et s’occupe bien de nos deux enfants. Elle était là au bon moment, tout simplement ; elle m’a beaucoup donné, m’a beaucoup aidé lorsque tu as disparu, mais son amour ne pourra jamais égaler la passion que nous connûmes. Jamais. En regardant par la fenêtre, je ne cesse de te voir dans ce paysage aux coquelicots. Tu fais partie de mon œuvre, elle non. Tu as été et resteras le soleil de ma vie et bientôt je vais venir te rejoindre car c’est ici que s’achève ma vie, ma douce. Je n’en ai plus pour longtemps, entre le cancer qui me ronge et ma vision des couleurs qui s’altère. Mais je peindrais jusqu’au dernier jour. Je te le promets. Et lorsque je partirais vers l’au-delà, viens me chercher, ma douce, un coquelicot à la main.
Quelques notes :
Pour info, Claude Monet finira ses jours à Giverny à l’âge de 87 ans, en étant presque aveugle. Le peintre repérait les teintes d'après les étiquettes des tubes et l'ordre immuable dans lequel il les disposait sur sa palette. « Ma mauvaise vue signifie que je vois tout comme au travers d’un brouillard », écrit-il. « C’est tout de même très beau, et c’est ce que j’aimerais pouvoir représenter. »
(1) Jean : 1867-1914, né avant leur mariage
(2) Michel : 1878- ?
(3) Giverny : dernière demeure du peindre où il passa près de 40 ans en compagnie de ses deux enfants et de sa 2ème femme, Alice et ses 6 enfants. Alice est la veuve du propriétaire de grand magasin et collectionneur de tableaux impressionnistes Ernest Hoschedé qui fit faillite en 1878. Monet put acheter en 1890 la propriété de Giverny, dans laquelle il vivait en location, et épousera Alice (décédée en 1911) en 1892, après la mort de son mari.
(4) Eugène Boudin : paysagiste, son premier vrai maître, qui convainquit le jeune Monet, d'abord réticent, de peindre avec lui en plein air. Monet dira plus tard : "par le seul exemple de cet artiste épris de son art et d'indépendance, ma destinée de peintre s'était ouverte".
(5) Jongkind : Pendant la période 1862–63, Monet rentre en convalescence au Havre. Il y fait la connaissance du Hollandais Johan Barthold Jongkind, peintre de la marine, avec lequel il compose des études de paysages en plein air.
(6) Frédéric Bazille : Peintre impressionniste français né en 1841, et ami de Monet. Il s'engagea volontairement, avec enthousiasme, dans le régiment des Zouaves lors de la guerre de 1870. Il fut tué au combat à Beaune-la-Rolande (près d'Orléans) le 28 novembre 1870, à l'âge de 29 ans.
(7) Camille Pissarro : Peintre impressionniste né à Saint-Thomas (Antilles) le 10/07/1830 ; Mort à Paris (France) le 13/11/1903 – Ami de Monet
(8) Pierre-Auguste Renoir (1841 - 1919) : le peintre de la beauté féminine, illustre impressionniste, qui en 1862 se lie avec Monet, Sisley et Bazille.
(9) Charles-François Daubigny : paysagiste né à Paris en 1817, et mort à Auvers-sur-Oise en 1878, qui présentera Monet à Londres à Paul Durand-Ruel.
(10) Paul Durand-Ruel : important marchand d'art, qui devait contribuer beaucoup à diffuser les œuvres impressionnistes.
(11) Alfred Sisley (1839-1899): Peintre paysagiste impressionniste et ami de Monet
(12) Ernest Hoschedé, collectionneur de tableaux impressionnistes