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Elle pose sa paire de lunettes. Pour "mieux" voir.... C'est ainsi
qu'elle procéde toujours : enlever ses lunettes pour suivre les images
qui défilent à l'intérieur d'elle-même. Ne plus lutter, et se laisser
aller au souvenir : seul moyen peut-être de s'en libérer un jour... Se
remémorer cette "réalité", même si celle-ci fait partie du passé et que
rien, pas une pensée ne pourra changer un iota de ce qui est arrivé.


Elle se revoit courir dans ce grand champ en jachère ; elle peut encore
sentir la caresse du vent sur son visage... Le champ s'étend à perte de
vue, les coquelicots y ont repoussé ; la terre est en repos, en attente
d'un nouvel ensemencement. Elle a la sensation d'être seule sous le
ciel, seule face au monde entier. Elle s'arrête, écoute... Le silence
est immense ; total. Un bonheur intense la sumerge, pénètre en elle,
lave son esprit. Le ciel lui semble sans limite. Sa vie lui apparaît
comme une évidence, son passé comme la simple succession des pages d'un
livre qu'il suffit de refermer et de ranger doucement sur l'étagère du
temps...

Elle s'est remise à marcher et, peu à peu, les bruits ténus de la nature
lui parviennent. Le silence n'est pas vraiment total... Le vol feutré
des insectes fait partie de ce silence. Les craquements furtifs dans les
haies voisines lui rapellent la présence discrète des oiseaux, des
mulots, toute cette faune palpitante qui vit secrètement, à l'abri du
regard des humains... C'est à ce moment que la voix s'est fait entendre.
Un cri étouffé, au loin....

La peur lui serre instantanément la gorge. "Sans raison !" se dit-elle
en essayant de sourire intérieurement. " Je ne suis pas seule au monde
(hélas !), il est normal que d'autres personnes se promènent, comme je
le fais...". Mais la voix se fait plus forte, plus proche, au fur et à
mesure qu'elle continue, machinalement, d'avancer. Cela signifie donc
qu'elle est dans la "bonne" direction... Mais l'envie de rebrousser
chemin lui paralyse les jambes ; une envie visécrale !  "Je ne vais tout
de même pas gâcher cette maginifique journée à cause de ma méfiance
habituelle ! Qu'est-ce que je risque ici ? Au milieu des champs ! Sans
doute un paysan, des enfants peut-être, d'ailleurs, il s'agit d'une voix
féminine... ".

Il lui semble se réveiller tout à coup ! Comme si elle n'avait pas "pu",
ou pas "voulu" identifier tout de suite la véritable nature de cette voix.
"C'est cela : une voix de femme !". Des cris qu'elle perçoit maintenant,
en toute clarté, comme de véritables appels de détresse. Des cris
haletants et rauques, des cris de souffrance ! Son corps entier se
raidit. Instinctivement, elle s'est applatie dans l'herbe, apeurée comme
un animal traqué. Elle distingue nettement, à présent, les éclats brefs
de voix masculines, des bruits de luttes dans les fourrés... Elle ne
parvient plus à déglutir. A respirer. L'horreur se mêle à la peur. Les
images de son propre corps contraint au supplice qu'elle imagine
aisément et sans le moindre doute à présent, fusent devant ses yeux
révulsés. La pitié se mêle à une terreur incontrôlable, une terreur
qu'elle n' aurait jamais crue possible... S'enfuir ! Loin de ces images,
de ces sons, de cette abomination... Elle ne peut ni crier, ni appeler
au secours, sauver sa peau est la seule chose qui importe et emporte son
corps loin, loin, le plus loin possible ! Un cri muet d'impuissance et
de culpabilité hurle et frappe à ses tempes, mais elle continue de
courir, courir...


C'est fini. Elle réajuste ses lunettes, reprend sa plume. Ecrire....
Vingt ans qu'elle écrit. Depuis le drame. Vingt ans qu'elle parcourt en
pensée ce champ de coquelicots, qu'elle cherche à habiller de mots ce
"rouge-coquelicot". Rouge-faiblesse, rouge- tendresse.... Le rouge de la
lâcheté, ou de la ténacité de vivre...elle ne sait pas. Le rouge de la
vie et de la mort... du remords et du pardon...

Tag(s) : #Textes des auteurs
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