Bien sûr, j’avais lu l’histoire de Robinson Crusoé. Enfin, pas l’originale de Daniel Defoe, mais la version de Michel Tournier : « Vendredi ou les limbes du Pacifique ». J’avais aussi vu le film avec Tom Hanks, « Seul au monde » … Mais je n’avais jamais pensé que ça pourrait m’arriver ! À quelques différences près. Je n’étais pas la victime d’un naufrage, et contrairement au personnage joué par Hanks, je ne risquais pas d’être recherché pour la bonne raison que personne ne savait où j’étais. Et peut-être bien que nul ne s’en souciait…
Ça faisait un peu plus de deux ans que j’avais tout largué, empoché mes maigres économies et quitté la France pour visiter le monde. Enfin, si l’on réduit le monde à l’Inde, le Népal et le Sri Lanka. Évidemment, mon pécule avait fondu comme les glaciers de l’Himalaya sous le réchauffement climatique, et après avoir survécu pendant des mois de petits boulots en petits trafics, j’avais eu la malencontreuse idée de me glisser en passager clandestin sur un cargo battant pavillon panaméen en partance pour une destination que j’ignorais, mais qui m’allait, du moment que je sortais du sous-continent indien.
C’est la nature humaine qui a causé ma perte. Je m’étais aménagé une chouette petite cachette en fond de cale, mais j’avais oublié qu’il faudrait bien que je me soulage… Je faisais toujours mes besoins au même endroit, alors c’est peut-être l’odeur, après cinq jours de mer, qui m’a trahi. J’ai appris à cette occasion que le devoir de secours des gens de mer n’était pas forcément respecté. Le capitaine de ce navire, en particulier, s’en foutait royalement. Après m’avoir fait rouer de coup, puis nettoyer mon « coin-toilette » avec ma collection de tee-shirts, il m’a fait descendre dans un dinghy avec trois litres d’eau, une poignée de raisins secs et un paquet de biscuits moisis, et adieu l’ami !
C’est comme ça que je me suis retrouvé, après seulement trois jours à dériver, sur une île déserte grande comme… je ne sais pas comment, mais pas très grande. Suffisamment pour abriter une forêt sur un semblant de montagne, une source d’eau potable qui finissait par former une petite rivière, mais assez petite pour en faire le tour en moins de vingt-quatre heures. Approximativement. Il y a belle lurette que je n’ai plus de montre. Sur ce territoire, il y avait beaucoup d’oiseaux, encore plus d’insectes, pas mal de reptiles, mais je crois bien que j’étais le seul mammifère.
Au début, je n’ai pas compté les jours. J’étais persuadé qu’un navire ne tarderait pas à passer et que ce cauchemar ne durerait pas une éternité. J’étais resté sur la plage où j’avais débarqué et y avait accumulé tout le bois sec que j’avais glané sur le sable avant de prendre conscience que je n’avais aucun moyen d’allumer un feu. J’ai alors tracé un grand SOS sur le sable, mais un gros orage l’a effacé en moins de temps que j’avais mis à l’écrire. J’ai recommencé le boulot avec des galets. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à faire une entaille chaque soir un arbre, parce que ça m’a pris quasiment une semaine, vue que je devais m’éloigner de plus en plus pour trouver des pierres assez grosses.
Je me nourrissais surtout de végétaux, Par chance, l’île recelait pas mal de cocotiers ; quelques manguiers sauvages et des fruits du dragon avaient également colonisé le versant sud, sans doute grâce aux graines importées par les oiseaux. Il m’arrivait aussi d’améliorer mon ordinaire avec quelques œufs, mais si je regardais les oiseaux avec envie, j’étais un piètre chasseur avec des cailloux, et j’étais tout aussi incapable de fabriquer un piège. Les lézards, eux, ne me tentaient pas vraiment. Et même si ça avait été le cas, je n’aurais pas plus su les attraper.
J’ai fait cinquante-quatre entailles, mais, après neuf jours de pluies incessantes, je suis tombé malade. Je ne sais plus combien de temps ça a duré. Ensuite, entre la malnutrition et la solitude, j’ai perdu la notion du temps. Je délirais, parlais aux arbres, aux animaux. Une fois, je crois bien avoir passé plusieurs heures à aboyer en direction du large… Dans les moments de lucidité, je me moquais de moi-même, me disant que j’imitais Tom Hanks dans ce film dont j’avais maintenant oublié le nom. Cette forme d’autodérision était le dernier fil qui me reliait à la raison.
Combien de jours, de mois, d’années s’étaient écoulées quand, dans un état semi-comateux, j’entendis des voix, je me sentis transporté… C’est le médecin de bord qui me l’apprit, lorsque je commençais à reprendre des forces. C’est un astronaute de l’ISS, qui, en agrandissant un cliché sur lequel apparaissait cette petite île où j’avais débarqué, avait remarqué le SOS sur la plage et l’avais signalé. Les bateaux à proximité en avaient été informé, et le capitaine de ce navire avait fait un détour pour envoyer un équipage voir de quoi il retournait.
Je lui demandais depuis combien de temps j’étais là-bas, il me répondit qu’en se basant sur la longueur de mes cheveux et de ma barbe, il estimait mon séjour à moins de quatre mois.
J’en restais bouche bée, j’avais l’impression d’avoir vieilli de dix ans.