Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Quelque chose a changé chez Léonine, que je n’arrive pas à définir. Elle semble pourtant la même : elle fait les mêmes gestes que tous les jours ; elle s’habille dans le même style, sans fioritures, mais élégant ; elle prend toujours son petit déjeuner avec l’air de rêver encore ; elle n’oublie pas de déposer un baiser sur mes lèvres avant de partir travailler… Mais quelque chose a changé chez Léonine et je ne sais pas ce que c’est !

Ça ne m’a pas sauté aux yeux comme si elle avait une nouvelle coiffure, perdu un bras ou s’était fait greffer un troisième sein entre les deux autres… Ça s’est insinuée en moi comme l’humidité par temps de brouillard, sans même que j’y prenne garde. Tout au moins, au départ.

Cette idée m’est apparue alors que je travaillais à mon nouveau roman. Non pas que je me sois dit tout à coup : « Tiens ! Quelque chose a changé chez Léonine. » Ce fut d’abord une sensation diffuse qui a interrompu momentanément le flux de mon imagination, mais comme toujours, lorsque je suis envahi de pensées parasites, je me prépare un thé, et je finis par reprendre le cours de mon ouvrage. Puis ce sentiment est revenu le soir même, un peu plus insidieux, tandis qu’un torchon à la main, je regardais ma compagne laver la vaisselle du dîner. Mais à l’heure du coucher, j’ai vite oublié cet étrange malaise.

Le jour suivant, mon roman n’a pas beaucoup avancé et la théine n’y a rien changé. Mon esprit revenait sans cesse à cette question : quelque chose a changé chez Léonine, mais quoi ? Je passais en revue son apparence physique dix fois, cent fois, et ne trouvais rien. J’avais beau chassé ses interrogations, elles revenaient sans cesse, comme le matou de la chanson, sans même attendre le lendemain. Mon pouvoir de concentration capitulait et les personnages de mon histoire tiraient la gueule. Je devais en avoir le cœur net !

À la veillée, je posais abruptement la question à Léonine : « T’as quelque chose de changé, ou je me fais des idées ? » Dans la lumière tamisée du salon, il m’a semblé la voir rosir légèrement, avant qu’elle me réponde tout aussi abruptement qu’elle ne voyait pas de quoi je parlais. Dès lors, l’affaire prit les proportions d’un tsunami qui balaya toutes tentatives de travailler à mon roman. Dans les jours qui suivirent, j’en vins à penser mille choses et leur contraire : c’était sûr, Léonine me trompait, elle avait un amant, un collègue, peut-être, ou pire, quelqu’un que je connaissais, qui venait parfois chez nous, que nous invitions à notre table… Mais qui ? Léonard ? Évidemment, Léonard, Léonine, avec deux noms si proches, c’était obligé ! Mais non, Léonard est gay, ça ne peut être lui. Jocelyn, mon copain d’enfance. C’est un dragueur impénitent, il n’a pas pu s’en empêcher ! C’est vrai qu’il préfère les femmes un peu rondes, et Léonine est une liane… ou c’est quelqu’un que je ne connais pas. Qu’elle aura rencontré lors d’une de ces soirées entre filles des premiers vendredis du mois. Ses copines, Amandine, Suzy et Irénée, sont plutôt expansives, gaies, sociables. Elles sont toutes les quatre jolies et doivent attirer tous les coureurs et les baratineurs à cent lieues à la ronde !

Et si ce n’était pas ça ? Si elle était malade, gravement, et qu’elle me le cachait. Elle a un cancer, c’est ça. Elle en a plus que pour quelques mois, quelques semaines peut-être… Elle chantonne sans arrêt ! Oui, c’est ça qui a changé. Elle chantonne pour éviter de penser à sa maladie. Elle donne le change. Elle a sûrement des papiers, une ordonnance, des résultats d’analyses… Où les range-t-elle ? Mais si je fouille dans ces affaires et que ce n’est pas ça, elle ne me pardonnera jamais !

C’est n’importe quoi ! Je me monte la tête pour rien, si elle était malade, je le verrais ! Léonine ne se maquille pas, à peine un trait de khôl sous les yeux et un rose pâle qui souligne ses lèvres. Rien d’inquiétant ne se dessine sur son visage, je fais fausse route.

Et si elle préparait quelque chose, un genre de surprise qu’elle me destine ? Un peu tôt pour mon anniversaire, c’est dans plus de quatre mois… Un voyage aux prochaines vacances ? Non ! On a toujours préparé ça à deux. Alors quoi ?

Toute une semaine s’est écoulée sans voir mon roman progresser de plus d'une page dont je n’étais pas vraiment satisfait. Mon état mental ressemblait à Beyrouth après l’explosion du 4 août 2020 et je n’arrivais même pas à envisager une reconstruction. Je passais mes journées à me morigéner lorsque je broyais du noir, et à me traiter de simplet et autres noms d’oiseaux quand je tentais de mettre un peu de rose sur mes idées noires. J’arrivais néanmoins à donner le change, à faire comme si de rien n’était, tout en guettant chez Léonine le moindre mot, le plus petit geste que pourrait la trahir. En vain. Et les petits sourires qu’elle me lançait quelques fois me laissaient penser qu’elle-même n’était pas dupe de mon jeu.

Était-ce le sixième, septième ou huitième soir ? − le temps avait pris pour moi une drôle de consistance − Léonine, avec cet éblouissant sourire qui m’avait fait craquer la première fois que je l’avais rencontré, déposa devant moi un tout petit paquet plié dans une simple feuille A4 blanche, orné d’un ruban de bolduc. Dans le papier, une petite boîte en carton avec un post-it collé dessus. Sur le petit autocollant, elle avait marqué : « Je voulais être sûre à 100 % ».

Dans le carton : un test de grossesse…

Tag(s) : #Textes des auteurs
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :