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Il faut que je sorte, oui, sortir, flâner, découvrir cette ville …

On est arrivés hier avec armes et bagages ; non, bagages seulement. On a tout laissé derrière nous.

Cette maison qu'on a tant aimée, façonnée à notre goût, abandonnée comme une vieille chaussette.

 C'est le travail qui nous a amenés en cette ville inconnue. Ma femme y est déjà, au boulot, moi je commence demain lundi.

A gauche ? A droite ? Oui, je pars vers la droite. C'est très tendance en ce moment !

Elle est bizarre , cette ville : ici un bistrot, plus loin, des vaches qui, tout en ruminant, regardent passer le quidam, là un cul-de-sac.

 Et les quadrupèdes qui ont tout l'air de s'interroger :

- Qui c'est celui-là ? On ne l'avait plus vu ; a l'air un peu paumé, le gars …

 C'est pas notre affaire, nous on s'acquitte consciencieusement de notre tâche de bovins raisonnables en emplissant notre panse.

C'est le cas de le dire, chacun son métier, les vaches seront bien gardées.

Tiens, ici, une fête foraine avec des drôles de manèges. Non ! Ça ne serait pas sérieux à mon âge de quémander mon ticket.

Je prends la rue de gauche, puis j'enfile celle d'en face, et puis celle du milieu qui m'a l'air bien sympathique. Au bout, sur la place, il y a l'église.

Non ! Je ne vais point y entrer ce jour. Comme il se doit pour un époux attentionné, j'irais un de ces quatre avec ma femme admirer le chef-d’œuvre sacré ; là où sont censées s'apaiser toutes les haines. Croyant ou athée, adepte d'une autre religion, qui oserait troubler le calme et la sérénité régnant en ces lieux ?

Alors, sans idée préconçue se poursuit ma quête d'imprévu : je tourne, je vire et j'erre comme une âme en peine dans les rues de cette étrange ville.

Plus ou moins consciemment, j'applique un précepte enseigné par cet éminent conférencier, paléoanthropologue du Collège de France devant un parterre d'auditeurs subjugués en début de semaine  dans ce cinéma lotois.

Marcher, marcher toujours, marcher encore, c'est le fondement même de l'Humain, sa suprématie de bipède au regard des autres animaux qui peuplent cette planète.

 De l'exposé de Pascal Picq, je retiens ceci «  Le bipède humain a besoin de marcher et de parler pour penser, pour créer ».

Pour rêver aussi … Mais moi, ce n’est pas mon genre. La nuit, je dors et la journée, je suis bien trop occupé pour m’égarer dans des fariboles.

 D’ailleurs, suis-je bête ? Celui qui marche la nuit, c’est un somnambule et moi, la nuit, je dors.

Quoique, marcher dans ma tête, je dis pas, ça doit m’arriver comme à tout un chacun, je marche en rond.

Mais là, tout de suite ??? Je marche ! Jusqu'au moment où …

Jusqu'à l'instant où la raison me susurre de faire demi-tour et regagner sans plus attendre mon modeste logis.

Ça me revient, faut que je rentre pour donner aux poules. Parce que, oui, moi, j’ai de la volaille !

Tel une boussole déboussolée, je tourne et tournicote sans reconnaître un quelconque itinéraire parcouru au début de cette pérégrination.

D'autant que, traîtreusement, sur la ville, s'installe le crépuscule. Et alors, les poules qui ont pour habitude de se piauter de bonne heure, elles vont rêver de bon maïs, mais la nuit, non … Non, Monsieur, les poules, la nuit, ça dort et ça ne rêve pas :  leur cervelle est trop étroite pour engendrer des rêves. Déjà qu’elles ont du mal à engendrer des poussins… Mais le coq, y fait peut-être pas tout ce qu’il faut.

Sans doute, par télépathie, la nuit gagne mes neurones.

Avant l'extinction totale des lumières en ma pauvre tête, j'aborde deux flics qui font leur métier de policiers zélés en état d'urgence. Ils s'évertuent à déceler dans l'automobiliste interpellé un éventuel terroriste qui pourrait cacher dans sa bagnole pourrie quelque bombe susceptible de valoir les feux de la rampe au kamikaze en puissance …

Et peut-être la médaille en guise de reconnaissance aux fins limiers.

Je suis la première victime de cet attentat qui n'aura pas lieu : ce qui me tenait lieu de raison vient de me quitter.

Il s'ensuit un dialogue kafkaïen avec les dignes représentants du Ministère de l'Intérieur puis avec un groupe de jeunes entretenant une conversation animée ponctuée de gloussements semblables au troupeau de dindons émoustillés à la vue d'une ravissante congénère.

- Vous ne retrouvez pas votre chemin ? Mais, mon pauvre Monsieur, on n'en a rien à foutre de l'inquiétude supposée de votre femme.

Tenez, demandez donc à cette bande de jeunes empaffés de vous raccompagner.

- Mais, Monsieur l'agent, je ne sais plus …

- Foutez-nous la paix ! Sinon, on vous embarque !

- Merci de votre amabilité …

- Pardon, jeunes gens. Vous ne pourriez pas me dire ?

- Quoi donc ? T'es paumé ? Nous aussi, figure-toi. Mais vas-y, accouche !

- C'est pour revenir chez moi, je me suis un peu égaré, alors, si vous pouviez m'aider ?

- Tu crèches dans quelle rue ?

- Rue, rue ? Ça y est : rue Lacuée !

- T'es sûr ? rue Lacuée ... Connais pas.

- Ah oui, c'était à Paris, mon frère y habitait.

- Ici, on est à Troyes !

- Mais qu'est-ce que je fous à Troyes ? Ah oui, c'est pour le boulot …

- Hou là ! Papy ? Grave ! T'as au moins 70 berges. J'y crois pas. Ils t'ont filé du boulot à toi, alors que nous, à 20 ans, on est tous au chomedu.

Et ta femme, elle a aussi trouvé un job, mais bien sûr, c'est une jeunette.

- Non, elle a 73 ans … Je lui dis toujours qu'elle devrait demander sa retraite. Moi, y a déjà 15 ans que j'y suis.

- Bon ! On a compris … En plus du nom de ta rue, t'as aussi perdu tout le reste. Doit y avoir une jolie toile d'araignée dans ta tête, mais on a perdu le fil d'Ariane.

- Non, elle ne s'appelle pas Ariane, ma femme. L'Ariane, c'était la voiture de l'instituteur, mais je ne me rappelle plus du numéro …

- A propos de numéro, t'aurais pas un portable ? On va l 'appeler, ta moitié.

- Tiens, il y a Lydie qui s'affiche, c'est elle, ta régulière ?

- Heu, non, je crois pas … Enfin, je ne suis pas sûr …

- Oui, ça doit pas être ta moitié. Elle dit qu'elle ne connaît personne à Troyes … Elle a parlé de sa belle-mère, une certaine Éliane. Ta femme peut-être ?

- Non, c'est ma nièce … 16 !

- Quoi, 16 ?

- Le n° se termine par 16 … Mais non, suis-je bête, c'était mon fixe et comme j'ai plus de maison, c'est plus bon.

Alors, vous m'accompagnez chez moi ? Je vous paierai la goutte. J'ai toutes sortes de breuvages que j'ai ramenés dans mes bagages …

A ton âge,

On a bien de l'avantage,

Faute d'accès au libertinage,

On s'y connaît en breuvages.

- Celui qui fait des vers sans le vouloir est un âne sans le savoir !

- Dis donc, Papy, t'as une lumière qui vient de se rallumer ?

Trêve de badinage et bavardage,

Faudrait peut-être qu'on y aille,

Sinon la poulaille,

Pour pas rentrer bredouille,

Craignant l'embrouille

Nous prenant pour des arsouilles

Embarque sans tambour ni trompettes

En son carrosse

Le vieux et les jeunes

Soupçonnés de déraison aggravée.

- Y vont me ramener à la maison ?

- Non, en cellule de dégrisement ! Ou carrément à Saint-Anne …

- Non ! S'il vous plaît, les poulets, pas chez les fadas !

- Cocorico ! Cocorico ! Cocorico !

- P... de coq ! Il me réveille à quatre heures du mat' , mais à quelque chose, malheur est bon : il met fin au cauchemar.

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